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Aimé CÉSAIRE (1913-2008)

Crédits : (c) Assemblée nationale

Si les traces tangibles du travail d’ambassadeur de la littérature africaine américaine au sein des lettres francophones effectué par Aimé Césaire s’avèrent plutôt discrètes, il ne convient pas d’en conclure que ce travail aurait été inexistant. Installé à Paris à partir de 1931, le jeune Martiniquais découvre la littérature noire américaine de la Harlem Renaissance (Langston Hughes, Alain Locke, Claude McKay) auprès de son nouvel ami Léopold Sédar Senghor, de quelques années son aîné et comme lui élève du lycée Louis-le-Grand. Cette période des années 1930, qui sera pour lui celle de la venue à l’écriture, est marquée au fer rouge par ces lectures nouvelles qui déplacent son regard sur sa propre expérience, et sont pour beaucoup dans l’écriture à la fin de la décennie de son chef d’œuvre, le Cahier d’un retour au pays natal. Certes, le timide Césaire ne goûte guère les mondanités, et il ne suit que très rarement Senghor dans ses activités sociales parmi les intellectuels antillais de Paris. Il ne fréquente quasiment pas le salon des sœurs Nardal, comme il l’avouera dans un entretien avec Françoise Vergès : « Deux Martiniquaises, les sœurs Nardal, tenaient alors un grand salon. Senghor le fréquentait régulièrement. Pour ma part, je n’aimais pas les salons – je ne les méprisais pas pour autant – , et je ne m’y suis rendu qu’une ou deux fois, sans m’y attarder. » (Nègre je suis 25)

Mais si Aimé Césaire ne rencontre pas en personne tous les lettrés noirs américains qui font les beaux jours du salon de Clamart, leur fréquentation livresque n’en laisse pas moins une marque indélébile dans son esprit d’homme de lettres en devenir. Il lit notamment Langston Hughes, Countee Cullen, Claude McKay et Jean Toomer dans les pages de l’anthologie Nouvelle poésie américaine d’Eugène Jolas parue en 1928 – d’où il tirera le poème de Toomer « Chant de la moisson » reproduit dans un dossier qu’il coordonnera quelques années plus tard(« Poètes nègres américains… » 47-49) – puis dans celles de la Revue du monde noir (Smith 64, Entretien Leiner viii-ix), autant de lectures qui le libèrent d’un certain surmoi culturel (« Truer than Biography… » 75) : « Les Nègres américains ont été pour nous une révélation », confessera-t-il, ajoutant que ces derniers « furent les premiers à affirmer leur identité alors que la tendance française était à l’assimilation » (Nègre je suis 25-26). Au terme de cette phase d’absorption, le studieux Césaire se mue en passeur plus actif dans les années qui suivent son succès au concours d’entrée de l’École normale supérieure (1935). Jeune normalien, il entreprend à la fois une licence de lettres et un diplôme d’anglais, ce qui l’amène à consacrer le mémoire conclusif de son diplôme d’études supérieures, soutenu en Sorbonne en 1938, au « thème du Sud dans la littérature négro-américaine des USA » (Nègre je suis 139). Puis il effectue l’année suivante un travail de traduction lié à cette recherche académique, puisqu’il fait paraître une version française du poème « Strong Men » (« Les hommes forts ») de Sterling Brown dans la revue Charpentes. Ces deux travaux – un mémoire d’étudiant qui n’a pas été rendu public, une traduction occasionnelle et relativement confidentielle – constituent un legs modeste par sa résonance, mais posent les bases du travail de transmission plus ample qui sera opéré par Aimé Césaire après son retour en Martinique.

C’est en 1939 que l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal effectue le sien, rejoignant en tant que professeur de français et de latin le lycée Victor Schoelcher à Fort-de-France, la ville dont il deviendra maire en 1945. Dans l’entretien qu’il accorde en 1978 à Jacqueline Leiner, Césaire évoque sans détours ni fausse modestie le rôle qu’il a joué auprès de ses étudiants durant cette période : « j’ai eu incontestablement de l’influence sur toute une génération », dit-il, ajoutant non sans emphase : « Ils sont tous sortis de moi » (Leiner x). Parmi les lectures recommandées à ses élèves (dont Frantz Fanon et Édouard Glissant), on trouve certains auteurs africains américains découverts lors de sa période parisienne, notamment dans le cadre de son mémoire de fin d’études. Le travail de recherche effectué en 1937-1938 sera également réinvesti dans les pages de la revue Tropiques, qu’il crée en 1941. Dès son deuxième numéro, en juillet 1941, Césaire publie un essai consacré à la poésie de la Renaissance de Harlem (« Introduction à la poésie nègre américaine ») suivi d’une sélection de poèmes – « La Création du Monde » de James Weldon Johnson (extrait du fascicule Huits sermons nègres édité en 1930 par Jean Roux-Delimal), « Chant de la Moisson » (extrait de l’anthologie d’Eugène Jolas) et « À l’Amérique » de Claude McKay (découvert dans les pages de la Revue du monde noir). Son texte introductif (« Poètes nègres américains … » 37-42), pour sa part, ne s’embarrasse pas de noms d’auteurs. Si l’on compare ce texte à son homologue senghorien « La poésie négro-américaine » (1950), on est frappé par son lyrisme autant que par son dédain de toute méthodologie académique (contexte, histoire littéraire, auteurs et courants de pensée…). Il y est question du « poète nègre » (« Poètes nègres américains… » 37) de façon générale, figure tragique accablée par le racisme et la misère.

Le sérieux scolaire a cédé la place à l’ivresse de l’indignation, comme dans les textes de Tropiques, mais aussi les vers du Cahier : l’anaphore lancinante du mot « peuple » (« Peuple singulier », « Peuple patient et impulsif », « franc et mystérieux », « peuple profond et fantaisiste », « Peuple inconsciemment artiste », « Peuple debout. Peuple de misère. Peuple de tous les merveilleux »), par exemple, ne serait pas hors de propos dans le poème de 1939 (« Poètes nègres américains… » 38-39). En toute subjectivité, Césaire s’autorise à « juger » cette poésie que l’on pourrait être tenté de dédaigner si l’on posait sur elle « un esprit strictement lettré » (40). Car elle offre selon lui au lecteur un lyrisme « petitement, chichement lyrique », sans « grandeur », qui se contente de la « délivrance de deux ou trois états d’âme, toujours les mêmes, les plus élémentaires et les plus simples » ainsi que « du rythme, mais de primitif, de jazz ou de tam-tam c’est-à-dire enfonçant la résistance de l’homme en ce point de plus basse humanité qu’est le système nerveux. » (« Poètes nègres américains… » 41) Toutefois, à défaut d’être riche, foisonnante et sophistiquée, cette poésie noire américaine frappe juste, c’est une poésie centrée sur l’homme qui met à profit « la puissance limitée de son art » pour exprimer « ce qui est refusé à des moyens plus considérables » (« Poètes nègres américains… » 42). L’aspect programmatique sous-jacent s’explique par le contexte de publication de l’essai : la revue Tropiques est politiquement engagée à gauche et esthétiquement sous influence surréaliste, ce qui amène son fondateur à valoriser l’aspect direct du message politique des poètes africains américains tout en pointant l’absence du pouvoir d’envoûtement (la « vibration », ou « magie ») de leurs vers. Les poètes de Harlem ne sont toutefois jamais très loin : c’est par exemple un clin d’œil au poème « Heritage » de Countee Cullen qui introduit le texte du numéro 5, en avril 1942, consacré à la relation des Caribéens à l’Afrique (Tropiques 62).

Même si l’on admettra avec Maryse Condé qu’il ne l’a pas fait de façon aussi systématique et passionnée peut-être que pour l’Afrique, Haïti ou le Brésil, Aimé Césaire a continué tout au long de sa carrière à clamer l’importance des écrivains noirs américains au sein de la « négritude ». C’est le cas lors du premier Congrès international des écrivains et artistes noirs tenu à la Sorbonne en 1956, malgré les désaccords avec la délégation états-unienne, et plus nettement encore au sein de son discours historique « Négritude ethnicité et culture africaine aux Amériques » prononcé le 26 février 1987 à l’Université internationale de Floride à Miami dans le cadre de la Conférence hémisphérique des peuples noirs de la diaspora, devenu depuis le fameux « Discours sur la négritude », publié avec le Discours sur le colonialisme (82). Que ce soit comme étudiant ou comme enseignant, comme traducteur, comme directeur de revue, comme écrivain ou comme orateur panafricain, Aimé Césaire a bel et bien joué un rôle discret, mais crucial, d’importateur de la littérature africaine américaine au sein des lettres francophones, même s’il fut un passeur de l’énergie créative et politique qu’elle fit naître chez lui et chez ses contemporains davantage que du contenu précis des textes qui la composent.

Notice et bibliographie établies par Cyril VettoratoMaître de conférences en littératures comparées, Université Paris Cité, CERILAC
Pour citer cette notice : Notice Aimé CÉSAIRE (1913-2008) par Cyril Vettorato, Dictionnaire des Passeurs de la Littérature des États-Unis, mise en ligne le 11 décembre 2023 - dernière modification le 2 octobre 2024, url : https://dicopalitus.huma-num.fr/notice/aime-cesaire-1913-2008/ 

Bibliographie

Bibliographie primaire

BROWN, Sterling. « Les hommes forts » [« Strong Men », 1931]. Trad. Aimé Césaire. Charpentes n° 1, juin 1939, p. 52-53.

CÉSAIRE, Aimé. « Poètes nègres américains. Avec une introduction par Aimé Césaire ». Tropiques, n° 2, juillet 1941, Fort-de-France, p. 37-50.

CÉSAIRE, Aimé. Tropiques, 1941-1945. Collection complète. Paris : Jean-Michel Place, 1978.

CÉSAIRE, Aimé. « Truer than Biography: Aimé Césaire interviewed by René Depestre ». Trad. du français Lloyd King. Savacou, n°5, 1971, p. 77-86.

CÉSAIRE, Aimé. Discours sur le colonialisme suivi de Discours sur la Négritude. Paris : Présence Africaine, 2004.

CÉSAIRE, Aimé. Nègre je suis, Nègre je resterai, Entretiens avec Françoise Vergès. Paris : Albin Michel, 2005.

Bibliographie secondaire

CONDÉ, Maryse. « Aimé Césaire and America ». Black Renaissance / Renaissance Noire, vol. 5, n° 3, 2004, p. 152-161.

CORINUS, Véronique. Aimé Césaire. Paris : P.U.F., 2019.

EDWARDS, Brent Hayes. « Aimé Césaire and the Syntax of Influence ». Research in African Literatures, vol. 36, n° 2, 2005, p. 1-18.

FONKOUA, Romuald. Aimé Césaire. Paris : Perrin, 2010.

FRIOUX-SALGAS, Sarah. « Le 1er Congrès international des écrivains et artistes noirs (Paris, Sorbonne, 19-22 septembre 1956) : replay ». Hommes & Migrations, n° 1332, 2021, p. 143-149.

LEINER, Jacqueline. « Entretien d’Aimé Césaire avec Jacqueline Leiner ». Tropiques 1941-1945. Paris : Jean-Michel Place, 1978, p. 5-24.

SENGHOR, Léopold Sédar. « La poésie négro-américaine » (1950). Liberté I. Négritude et Humanisme. Paris : Seuil, 1964, p. 104-121.

SMITH Jr., Robert P. « Black Like That. Paulette Nardal and the Negritude Salon ». College Language Association Journal, vol. 45, n° 1, septembre 2001, p. 53-68.

Tropiques, 1941-1945. Collection complète, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1978.

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