Né à Strasbourg en 1933, André Bleikasten fait ses débuts à l’école primaire et au collège dans une ville qui est alors, de facto, annexée par l’Allemagne (entre 1940 et 1944) ; pour lui qui était bilingue en français et en allemand, le choix de la langue anglaise aura ainsi valeur symbolique de résistance. Dans la période d’après-guerre, le baccalauréat en poche, il suit une année de Lettres supérieures au lycée Fustel de Coulanges en 1951, puis s’inscrit à la Faculté des lettres de Strasbourg. En 1955, il soutient un mémoire sur « The Mystical Philosophy in Aldous Huxley’s Later Fiction ». Professeur certifié puis agrégé au lycée Kléber de Strasbourg entre 1957 et 1964, il inscrit en 1963 à la Faculté des Sciences humaines de l’Université de Paris une thèse de doctorat d’État sur William Faulkner sous la direction successive de Maurice Le Breton, Louis Landré, puis de Roger Asselineau. En 1969-70, lauréat d’une bourse de l’American Council of Learned Societies, il mène des recherches sur les manuscrits de Faulkner à l’Université de Virginie, puis en 1976, il est visiting research professor à l’Université de Caroline du Sud. En 1978, il soutient à Paris IV une thèse de doctorat d’État intitulée « De Narcisse à Protée, étude de l’œuvre romanesque de William Faulkner (1929-1932) ». De 1979 à 1998, il enseigne la littérature américaine à la Faculté des lettres et sciences humaines de Strasbourg, puis à l’Université Marc Bloch de Strasbourg.
Très tôt, André Bleikasten s’affirme comme l’un des grands spécialistes français de William Faulkner. Il publie dès 1973 aux États-Unis sa première monographie en anglais sur cet écrivain, une étude de Tandis que j’agonise, puis, en 1976, un deuxième livre sur le Bruit et la Fureur, également publié et aussitôt remarqué outre-Atlantique. Puis, en 1982, paraît en France une version revue de sa thèse de doctorat d’État, Parcours de Faulkner, qui retrace les étapes de la transformation d’un poète symboliste raté en grand romancier moderniste, depuis les premiers poèmes jusqu’à Lumière d’Août (1932). Le livre est traduit aux États-Unis en 1990 sous le titre The Ink of Melancholy et celui-ci est très vite reconnu par les faulknériens du monde entier, particulièrement aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Japon et en France, comme un ouvrage de référence sur la première partie de l’œuvre de Faulkner.
En anglais comme en français, les textes de Bleikasten sont reconnaissables entre mille, par la singulière éloquence de leur style imagé, leur érudition et leur densité conceptuelle. L’universitaire emprunte ses outils d’analyse à la poétique et à la narratologie, à la psychanalyse, à la phénoménologie et à l’anthropologie, et le fait de manière ouvertement éclectique, soucieux avant tout d’être fidèle à l’étrangeté d’un style, à la singularité d’une esthétique, et surtout à ce qu’il considère comme un type de « savoir » particulier qui est véhiculé par chaque roman. En préambule de son Parcours de Faulkner, il écrit :
nous avons multiplié à dessein les points de vue et les prises […] procédant par essais successifs […] cherchant pour chaque roman, chaque fragment de roman, le langage critique le plus apte à nous éclairer sur son fonctionnement et ses enjeux. […] Ce travail ne se réclamera donc d’aucune orthodoxie, d’aucun système, d’aucune école […] notre propos n’était pas d’écraser un discours de fiction sous un discours de vérité : il ne s’agissait pas tant d’expliquer les romans de Faulkner à la lumière de je ne sais quelle science que de développer (comme un négatif de photographie) tout un savoir obscur déjà inscrit dans le texte. (12)
La vision que Bleikasten propose de l’écriture faulknérienne, c’est-à-dire, si nous le suivons, l’idée d’un savoir obscur que cette écriture contient en filigrane, a maille à partir avec l’élégie, la mélancolie et le sentiment de ce qui manque, avec le désir dans son acception freudienne. Ses études sur Faulkner ont donné une assise solide et durable à une approche psychanalytique et phénoménologique de cette œuvre, non seulement en montrant tout ce que ces approches permettent (entre autres, une rigoureuse attention à la forme de l’écriture) mais en mettant aussi en évidence ce qu’elles n’empêchent nullement : à savoir une attention tout aussi rigoureuse au contexte historique. En effet, ses travaux étudient ensemble la représentation de l’expérience subjectivement vécue et le déploiement de l’écriture romanesque vue comme une historiographie « hérétique », c’est-à-dire comme une forme non orthodoxe d’histoire du Sud des États-Unis, qui contient en elle-même une réflexion critique sur la manière dont toute histoire est narrée (« ‘A Furious Beating’… » 94).
André Bleikasten, Michel Gresset et François Pitavy étaient surnommés les « trois mousquetaires » de la critique faulknérienne française par leurs collègues américains. En effet, il a contribué à fonder avec eux le champ des études sur Faulkner en France dans les années 1970. Il est l’un des maîtres d’œuvre de l’édition des romans de Faulkner dans la prestigieuse collection « La Pléiade », qu’il entreprend notamment en compagnie de Michel Gresset, François Pitavy et Jacques Pothier. Bleikasten ne s’est jamais dépris de sa fascination pour Faulkner. Il lui consacre son dernier ouvrage, une biographie qui paraît en 2007, deux ans tout juste avant sa mort. La biographie fait ici la part belle à la genèse des romans mais aussi à leur écriture ; Bleikasten détecte dans chaque roman des esquisses d’autoportrait de l’écrivain, au fil des repentirs successifs. Cette biographie monumentale de Faulkner a reçu en 2008 plusieurs récompenses, dont le prix de la biographie de l’Académie française 2008. Traduite par Myriam Watchron avec la collaboration de Roger Little, l’ami de toujours, elle paraît aux États-Unis en 2017 de façon posthume.
Quelques infidélités à Faulkner donnent naissance à des textes courts et lumineux sur des auteurs états-uniens que Bleikasten trouve passionnants car « incommodes ». À l’invitation de Marc Chénetier, le directeur de la collection « Voix américaines » aux éditions Belin, il publie une étude de l’œuvre de Philip Roth en 2001, puis de Flannery O’Connor en 2004. Au fil du commentaire critique qui scrute de près le grain du texte et les caractéristiques de chaque style, des considérations générales affleurent sur la poétique du roman ou de la nouvelle en tant que genre narratif. Bleikasten envisage le récit fictionnel non seulement comme une feintise ludique mais aussi comme un geste enraciné dans un style existentiel où la colère, le refus de ce qu’on a reçu en partage, le désir de devenir « créateur souverain de soi-même », jouent un rôle important. C’est ainsi qu’au détour d’un commentaire sur les tatouages du protagoniste dans la nouvelle « Le dos de Parker » de Flannery O’Connor, Bleikasten médite sur les sources de la création littéraire :
L’art naît du refus de prendre la vie comme elle vient, comme elle va, sans rime ni raison. Il en est de même de cette forme archaïque de l’impulsion esthétique qu’est le tatouage. On orne son corps parce qu’on ne l’accepte pas dans son état naturel (…) Le tatouage dans « Le dos de Parker » est métaphore de l’écriture. Il est à la chair nue ce que l’écriture est à la page blanche (…) Au bout du compte, l’écriture elle-même n’est peut-être rien de plus qu’un tatouage déplacé et élaboré, une sublimation du corps tatoué en corps écrit, en corpus, trésor, temple et tombe de l’écrivain. (Flannery O’Connor 102-103)
Outre cette réflexion, souvent reprise et approfondie, sur le fantasme d’auto-engendrement chez le romancier et les personnages qui lui tendent leur miroir, Bleikasten postule que l’espace de la littérature est un espace spécifique, relativement autonome, qui renvoie à lui-même en tant que jeu formel autant qu’il renvoie au monde en dehors du langage. Bleikasten dialogue avec les thèses qui sont développées au début du XXème siècle par les New Critics américains comme Cleanth Brooks, I.A. Richards ou John Crowe Ransom, qui défendent l’idée d’une œuvre littéraire close sur elle-même. Il reprend et dépasse cette vision de l’espace littéraire en s’inspirant des réflexions théoriques de Mikhail Bakhtine sur l’espace romanesque comme lieu privilégié de la multiplicité des voix et des perspectives : Bleikasten approfondit cette vision du roman en montrant comment les récits romanesques tiennent en respect et mettent en crise toute univocité, tout monologisme et tout dogmatisme idéologique. Si la littérature est avant tout « cet espace d’incertitude et d’interrogation », écrit Bleikasten, alors la tâche du critique est d’élucider ses symboles et paradoxes, ses ironies et ambiguïtés, mais aussi de « mettre au jour le pluriel sans limites dont elle est faite » (Flannery O’Connor 109).
André Bleikasten parlait couramment le français, l’anglais, l’alsacien et l’allemand, lisait ainsi dans l’original Frank Kafka ou Robert Walser, deux de ses écrivains préférés. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles son approche de la littérature des États-Unis s’opère depuis un point de vue consciemment européen et dans un esprit pour ainsi dire comparatiste. S’il situe avec finesse les écrivains américains non seulement dans leurs affiliations nationales ou régionales (« Oublier Faulkner »), il dégage aussi leurs affinités, conscientes ou inconscientes, avec la littérature européenne, par exemple lorsqu’il retrace à grands traits, à propos de La Contrevie, toute une généalogie européenne du roman auto-réflexif, afin de mieux cerner les caractéristiques du roman de Roth (Philip Roth 75).
Homme de principe et de caractère, à la fois intrépide et réservé, André Bleikasten était connu dans le milieu universitaire pour sa franchise presque sans bornes et l’éloquence redoutable avec laquelle il exprimait ses convictions. D’aucuns se souviennent de la soutenance de thèse de l’américaniste Marie-Claire Pasquier, où André Bleikasten, s’exprimant après une intervention critique, s’était lancé dans un éloge de la thèse qui relevait du morceau de bravoure et où il avait été chaleureusement applaudi par le public. Bleikasten avait alors déclaré, heureux et surpris à la fois : « C’est la première fois qu’on m’applaudit en soutenance ! » Dans un entretien paru dans E-rea, l’américaniste Marc Chénetier se souvient d’un intellectuel qui ne faisait aucun étalage de sa culture théorique :
Les gens avec lesquels j’ai travaillé avec le plus de bonheur étaient des gens qui savaient tout ce qu’il fallait savoir en matière de théorie, mais qui n’en faisaient pas le centre de leur travail — ils n’en faisaient ni étalage ni polémique, contrairement à ce qui se faisait assez fréquemment à l’époque. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai toujours beaucoup admiré André Bleikasten, qui pour moi était un modèle : il avait absolument tout lu, savait absolument tout, et ça ne se voyait jamais ! (Chénetier)
C’est par son envergure intellectuelle, mais aussi par son exemple et son style, qu’André Bleikasten a marqué plusieurs générations d’américanistes, en France comme Outre-Atlantique.