Durant sa courte vie (il est né en 1920 et mort en 1959), Boris Vian a produit une œuvre considérable, composée, entre autres, de romans, pièces de théâtre, traductions et chansons, somme hétéroclite à laquelle il faut ajouter les quatre romans pastiches qu’il présenta comme les traductions du romancier africain-américain fictif, Vernon Sullivan. Malgré cette diversité qui invalide toute étiquette unificatrice, un trait majeur caractérise la courte trajectoire de Boris Vian. Outre la figure de l’amateur qui lui est souvent attribuée, il faut souligner son rôle de passeur qui relève d’un véritable engagement et fait de lui un « contemporain capital » (Kast 218). Jazz, roman policier, science-fiction, il s’est intéressé à quelques-unes des formes contemporaines les plus populaires de la culture états-unienne et n’a eu de cesse – en œuvrant pour leur diffusion dans l’Hexagone – de les faire sortir du ghetto où auraient voulu les contenir certains milieux intellectuels français.
A comme Amérique
À l’origine de tout, un élément essentiel est à rappeler : la passion de Boris Vian pour ce qu’il convient d’appeler, à l’époque, l’Amérique. Si, à la Libération, la France s’est mise à l’heure états-unienne, l’appétence de Vian pour ce nouveau continent culturel le convertit en expert dans bien des domaines.
Le voyage aux États-Unis demeure cependant, pour lui, imaginaire. En 1946, pour le numéro de l’été, spécial USA des Temps Modernes, Boris Vian propose un texte à Jean-Paul Sartre, qui dirige la revue. Refusé par la rédaction, « Impressions d’Amérique » relate son arrivée fantasmée à New York : « Pour ne pas aborder les États-Unis avec du préjugé, j’y suis arrivé en sous-marin ; ainsi je n’ai pas vu la statue de la Liberté » (Vian 2002 vol.14 : 275). L’incipit donne le ton de ce texte qui évoque une relecture farfelue et modernisée de l’épisode new-yorkais de Voyage au bout de la nuit de Céline. Cinéma, drugstore, Empire State Building, pin-up, chewing-gum, « baise-bol », on assiste à un pot-pourri culturel entrecoupé de rencontres improbables. Hommage ambigu à Hemingway (« comme je ne l’avais jamais vu, […] nous nous sommes croisés sans rien nous dire » [276]), André Breton et Arthur Miller donnent lieu à des portraits-charge. Le pape du surréalisme annonce – lourde perte pour le mouvement – qu’il restera aux États-Unis. Arthur Miller est dépeint en érotomane, rêvant devant une hôtesse de l’air en « uniforme de plexiglas transparent » (280). Avec ses éléments imposés et ses fulgurances sans entrave, l’arrangement évoque une improvisation de jazz. S’y traduit la fascination de Boris Vian pour les États-Unis, une scène capable d’absorber les échappées imaginaires les plus débridées.
Comment naît cette passion ? Le romancier a appris l’anglais en amateur. Il le perfectionne auprès de Michelle Léglise, son épouse rencontrée en 1940, dont le rôle dans l’américanophilie de Vian est incontestable. Mais, en cette période d’après-guerre, c’est surtout le jazz qui ouvre les portes de l’Amérique à l’écrivain. Vian est trompette au sein de l’orchestre Claude Abadie qui se produit un peu partout dans Paris et fait danser l’armée américaine. Si Boris court les cachets, Michelle, quant à elle, se fait traductrice et guide pour Américains à Paris. Le couple multiplie ainsi les contacts avec la communauté états-unienne de passage dans la capitale. Par ce biais, les Vian approfondissent leur connaissance de la société et de la culture nord-américaines. Lorsque Milton Rosenthal, un GI collaborateur des Temps Modernes, rentre aux États-Unis, il devient l’un de leurs correspondants privilégiés. Il leur envoie toutes sortes de documents : articles de presse, cartes routières, menus de restaurant, éléments qui nourrissent leur imaginaire.
Z comme jazz
Comme de nombreux Français, c’est à travers le jazz que Vian découvre la culture africaine-américaine. Depuis les années 20, Paris – univers antithétique à celui des lois Jim Crow qui organisent la ségrégation raciale aux États-Unis – est devenu le refuge de nombreux membres de cette communauté.Après la Seconde Guerre mondiale, l’émigration africaine-américaine vers la capitale française regagne en vigueur, avec l’aide d’une certaine élite parisienne. En effet, si la culture états-unienne fascine les Français, la culture africaine-américaine plus encore. Dès les années 20 et 30, des critiques de jazz français ont fait l’éloge des musiciens noirs, les considérant comme les inventeurs de cette nouvelle forme musicale quand ceux-ci ne pouvaient encore jouer devant un public blanc dans leur propre pays. Après-guerre, la scène culturelle de Saint-Germain-des-Prés et ses boites de jazz (parmi lesquelles le Tabou, « cave existentialiste », et le Club Saint-Germain-des-Prés) les accueille. Dans cette dernière, se produisent, entre autres, Duke Ellington, Charlie Parker et Miles Davis. Ces lieux sont fréquentés par Sartre, Beauvoir et Camus, un milieu que connaît bien Boris Vian – lui le trompettiste, organisateur de concerts, DJ et critique de jazz – surnommé « le prince de Saint-Germain ».
Le jazz est intervenu très tôt dans la vie de Boris Vian. Dès 1934, il résonne dans la villa familiale de Ville-d’Avray lors des surprises-parties : on écoute des disques, et les trois frères Vian se produisent. L’intégration dans le milieu jazzistique de Vian passe cependant essentiellement par sa participation à la revue Jazz Hot, de 1947 à 1958, tribune où il fait la part belle aux revues anglophones. De façon générale, l’heure est au jazz. La sortie du numéro Jazz 47 de la revue America illustre l’engouement français. Tous les amateurs éclairés y participent : Vian, mais aussi Delaunay, Sartre, Hergé et Magritte. À partir de 47, Combat – avec Vian encore – consacre une rubrique à cette musique, suivi de peu par Le Monde. Peu de temps après, en tant que directeur artistique chez Philips, Vian donne encore le tempo : il insuffle une coloration jazzistique à la variété française.
Traductions et création
C’est aussi par le biais de la littérature que Vian s’initie au monde américain. Sur les quais de Seine, Michelle et lui chinent des éditions originales de leurs auteurs de prédilection : Faulkner, Steinbeck, Hemingway. De fait, c’est avec Michelle – qui lui enseigne les subtilités de l’anglais – qu’il cosignera ses premières traductions, des « Série Noire » chez Gallimard. Pour la maison, il traduit Raymond Chandler et Peter Cheyney, puis James M. Cain, Nelson Algren, ainsi que Le Jeune Homme à la trompette (Young Man with a Horn [1938]) de Dorothy Baker. De 1947 à 1951, période où se confirme sa carrière littéraire (L’Écume des jours sort en 1947), il signe les traductions de cinq romans policiers, ce à quoi s’ajoutent différentes commandes (Richard Wright, Lewis Padgett et F.-M. Robinson) pour des revues.
Dans ses traductions, même quand il pratique l’exercice dans sa forme classique, Vian s’accorde certaines libertés par rapport au texte source. Fondamentalement, il ne le dénature pas, mais renforce son oralité en ajoutant ici et là quelques touches humoristiques. Ainsi dans La Dame du lac (Lady in the Lake) de Chandler, « that line of talk […] It doesn’t happen to be any of your business » (24) devient « ce genre de salade […] c’est pas vos oignons » (35), mixte végétal des plus réussis. The Man with the Golden Arm (1949) de Nelson Algren, l’un des premiers romans sur la drogue, lui donne plus de difficultés. Algren est un perfectionniste, il travaille la langue de ses personnages de laissés-pour-compte, afin de transcrire l’oralité populaire. Vian ne parvient pas à la rendre dans L’Homme au bras d’or. Simone de Beauvoir reconnaît dans une lettre adressée à Algren en 1954 : « Sa traduction n’est pas mauvaise, pas très bonne, mais il est impossible, je crois, de traduire convenablement votre prose si particulière » (317).
Vernon Sullivan ou l’initiation du public français au protest novel
Un an après sa publication, J’irai cracher sur vos tombes (1946) fait partie des meilleures ventes de l’année ; plus d’un demi-million d’exemplaires se sont vendus dans la seule région parisienne, un succès que Vian ne connaîtra jamais avec ses autres œuvres. En 1949, le livre est censuré. Malgré cette décision de justice, il est réducteur de penser que Vian a ainsi flatté son public en lui donnant « les stéréotypes de la pornographie et du roman noir » (Hechiche 17). Le commentaire de James Baldwin paraît plus approprié : l’ouvrage « ne relève pas du fantasme sexuel, mais de la rage et de la douleur : cette rage et cette douleur que Vian (presque le seul) a perçu chez les musiciens noirs américains, dans les bars, les tripots, les caves du Paris de ces années-là » (580). L’analyse est si juste que, malgré sa nature de pastiche (le roman est présenté, dans la préface que rédige Boris Vian, comme sa traduction d’un titre signé Vernon Sullivan, refusé par les éditeurs américains), J’irai cracher sur vos tombes constitue le premier protest novel – roman contestataire – africain-américain que lisent les Français (les traductions des textes de Richard Wright sont postérieures). En dépit de leur parfum de scandale, les romans les plus célèbres signés du pseudonyme – J’irai cracher sur vos tombes et Les Morts ont tous la même peau – permettent aussi de rendre compte de la réception française de ce que l’on appelle à l’époque le « problème noir » américain.
Le succès de Pas d’Orchidées pour Miss Blandish de James Hadley, publié en France en 1946, a montré l’engouement du public français pour le label « Série Noire » et Jean Halluin recherche un roman dans la même veine pour lancer les Éditions Scorpion. Boris Vian qui est alors, grâce à ses contacts avec les soldats et les joueurs de jazz américains, l’un des meilleurs spécialistes en France de la paralittérature américaine, lui offre ses services et fait le pari de fabriquer un best-seller sous dix jours. Il écrit J’irai cracher sur vos tombes, un exercice auquel ses traductions de romans policiers – « très proches, par leurs style, genre et thèmes, des “Sullivan” » (Lapprand 537) – l’ont préparé. Toutefois, Vian apporte un élément radicalement nouveau dans la tradition du roman policier – la question raciale, écho du contexte culturel contemporain :
En 1946, à la suite d’une série de lynchages et de la politique ultra-raciste du Sénateur Bilbo, le problème noir est à l’ordre du jour : il occupe une large place dans de nombreuses études sur les États-Unis (en particulier dans le numéro spécial des Temps Modernes paru au début de l’été), l’écrivain que l’on découvre est Richard Wright dont Vian traduit plusieurs textes ; Sartre lui-même est amené à écrire La Putain respectueuse. (Rybalka 103)
Si le texte de Vian trouve sa place dans ce courant d’opinion, un autre élément novateur remet en cause de façon radicale la notion de melting-pot américain : le passage de ligne, soit le fait pour un Noir de se faire passer pour blanc. Cette question est au cœur de ces romans. Elle rend non seulement compte de la situation de leur protagoniste, mais également de celle de l’auteur présumé. Vian précise dans la préface de J’irai cracher sur vos tombes :
[Sullivan] se considérait plus comme un Noir que comme un Blanc, malgré qu’il ait passé la ligne ; on sait que, tous les ans, plusieurs milliers de « Noirs » (reconnus comme tels par la loi) disparaissent des listes de recensement, et passent dans le camp opposé […] (9).
Avec ses textes signés Sullivan, Vian ouvre la voie en France à des écrivains comme Chester Himes. Ce dernier, même s’il met en scène une violence banalisée, rejette l’écriture engagée telle qu’elle est prônée par le protest novel et partage avec Vian le goût de l’absurde. De fait, à la demande de Marcel Duhamel qui dirige la collection chez Gallimard, Chester Himes écrira plusieurs romans policiers pour la « Série noire ». Un peu avant, quand sort S’il braille, lâche–le (1949), traduction de If He Hollers, Let Him Go, la critique française ne s’y trompe pas et rapproche le texte de ceux de Vian.
S.F., un passeur
La traduction joue un rôle fondamental dans la découverte de la science-fiction, par la France d’après-guerre. Michel Pilotin (Stephen Spriel de son nom de plume, le traducteur de Au-dessous du volcan de Malcom Lowry) dirige la collection « Rayon Fantastique » chez Hachette-Gallimard où sont traduits soixante-et-un titres de 1951 à 1958, parmi lesquels les grands classiques de la S.F. états-unienne. C’est lui qui a initié Boris Vian à ce genre. Il a mis sa bibliothèque à sa disposition et lui a fait découvrir The Martian Chronicles de Bradbury, Pebble in the Sky d’Asimov, The World of A de Van Vogt et bien d’autres, ainsi que la revue des aficionados Astounding S.F.
En France, le genre s’installe, et son nom avec lui, au début des années 50. Deux articles fondateurs aux titres quasi similaires paraissent en 1951, l’un – « Un nouveau genre littéraire : la Science-Fiction », pour les Temps modernes – signé Vian et Pilotin ; l’autre sous la plume de Queneau dans Critique. La science-fiction à laquelle s’intéresse Vian correspond à ce que l’on a pu appeler « l’âge d’or » de la S.F. américaine : Sturgeon, Stapledon, Asimov et Van Vogt. Dans ses différents articles, pour distinguer ce genre émergent du fantastique, il insiste sur son fondement scientifique. Si la S.F. renouvelle les cadres du récit, elle joue aussi sur un nouveau type de logique – une logique non aristotélicienne comme chez Van Vogt. Mais, en amateur des Chroniques martiennes de Bradbury, Vian apprécie également la puissance imaginaire de la S.F. Il pressent d’emblée toutes les possibilités qu’elle offre au cinéma : « Elle peut lui apporter un nouveau dépaysement, un nouveau sens de la magie, un nouveau lyrisme, une nouvelle poésie épique, un nouveau sens plastique, un sens de la relativité, un sens de l’aventure » (Vian et Kast 171).
Pour diffuser ce genre en France, le romancier a conscience de l’enjeu que représente la traduction. Dans un premier temps, ses efforts se portent sur une forme que la S.F. remet à l’honneur : la nouvelle. Elle présente l’avantage d’aisément trouver sa place dans la presse. Quatre nouvelles traduites par Vian paraissent ainsi dans France-Dimanche en 1952 (« Les Vivisculpteurs » de Wallace West, « Le Veldt dans la Nursery » de Ray Bradbury, « Pas bêtes les gars de Betelgeuse » de William Tenn et « Si vous étiez un Moklin » de Murray Leinster). Face à ces succès, Vian s’attelle ensuite à des traductions plus conséquentes qui sortent dans la collection « Rayon Fantastique » : Le Monde des A, en 1953, puis en 57, sa suite – Les Joueurs du A de Van Vogt.
Pour Vian, la science-fiction, « c’est la suppression d’un frein, dans un certain nombre de domaines de l’imagination » (Vian et Kast 163). Si elle constitue un gage de renouvellement du cinéma, dans le roman, elle incite à se défaire d’une approche étroitement réaliste, ce que montre l’onirisme qui infiltre ses propres œuvres.
Traductions, plagiats, articles de vulgarisation, chroniques, Boris Vian est parti à la conquête du public français – avec, sous le bras, toutes les formes artistiques états-unienne qu’il aimait. Expert en communication avant la lettre, il a utilisé tous les moyens à sa disposition pour diffuser les objets de ses passions et les partager avec le plus grand nombre.