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Charles CESTRE (1871-1958)

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Crédits : Agence photographique Rol. source: Gallica

Charles Cestre fut assurément un pionnier, à l’origine du développement de la littérature des États-Unis à l’université française. Il occupa dès sa création en 1927 la première – et unique, jusqu’en 1945 – chaire universitaire de « littérature et civilisation américaines » à la Sorbonne. Pour Marie-Pierre Pouly, Cestre était « le plus légitime des rares universitaires s’exprimant sur la littérature américaine et s’inscrit de ce fait dans l’espace de la critique littéraire parisienne et prend part plus largement au champ littéraire (national et international) ».

Formation

Né en 1871 à Tonnerre dans l’Yonne, Charles Cestre commence ses études à la faculté des lettres de Paris en 1890, et réussit brillamment l’agrégation d’anglais en 1895. Avant de revenir enseigner en lycée à Dijon entre 1898 et 1906, lauréat de la première bourse d’échange avec l’Université de Harvard, il part y étudier et y obtient son Master of Arts en 1897. C’est le premier de plusieurs séjours outre-Atlantique, qui lui vaudront de figurer au rang des « ambassadeurs » culturels de la France aux États-Unis (Charle), et surtout, de tisser des réseaux au sein d’universités prestigieuses : Université de Californie, Universités du Michigan, de l’Illinois, et du Wisconsin, où il intégra la société Phi Beta Kappa, entre 1920 et 1926. Au tournant du siècle, il collabore régulièrement à la Revue internationale de l’enseignement, faisant connaître en France les institutions universitaires états-uniennes. Ses deux thèses, soutenues en 1906, portent sur La Révolution et les poètes anglais (1789-1809) et sur le britannique John Thelwall, pionnier de la démocratie et de la réforme sociale en Angleterre (John Thelwall: a Pioneer of Democracy and Social Reform in England during the French Revolution, 1906), publiées l’une et l’autre la même année. En 1906, il est nommé à la faculté des lettres de Lyon, puis à celle de Bordeaux en 1908, où il devient Professeur de langue et littérature anglaises en 1912. En 1917, il est mis à disposition de l’Université de Harvard, où il enseigne la littérature des poètes romantiques anglais. L’enthousiasme avec lequel sa venue est saluée dans la gazette de l’université, le Harvard Crimson, témoigne déjà de sa renommée aux États-Unis.

1918 marque un tournant important dans la carrière de Cestre : alors chargé de cours de littérature et de civilisation des États-Unis à la Sorbonne, il est nommé vice-président du Comité de la Bibliothèque américaine de Paris (American Library in Paris), comité présidé alors par le philologue et archéologue Salomon Reinach. Dès avant l’inauguration en grande pompe, le 25 janvier, et en présence de l’Ambassadeur des États-Unis à Paris, de la chaire de littérature et civilisation américaines à laquelle il est nommé en 1927, Cestre rend un hommage appuyé à Lee Kohns, homme d’affaires de New York, mécène à l’origine de la chaire ; à travers lui, il fait l’apologie de la philanthropie américaine, saluant « la prévoyance … qui tend à répandre le savoir par la dotation de bibliothèques, de laboratoires, de bourses d’étude, de chaires d’Université ou d’Universités tout équipées pour l’enseignement supérieur sous toutes ses formes » (« Inauguration de la chaire… » 335). Il signale également le soutien de la Fondation Carnegie et de l’Association des anciennes élèves de l’Université Bryn Mawr à l’American Library in Paris, et se réjouit de la création de cette « chaire magistrale d’études américaines pour donner à cet enseignement le prestige qu’appellent l’importance du sujet et le moment historique où il entre dans le programme de notre enseignement supérieur » (337). Si pour l’historien Claude Fohlen, « [c]e qui est certain, c’est que les États-Unis font leur entrée dans l’Université par la littérature » (29), on ne manquera pas de noter que Cestre inscrit dès les années 1920 l’articulation étroite des domaines de la littérature et de la civilisation à l’université française. L’Anthologie de la littérature américaine qu’il publie avec Berthe Gagnot, ouvrage pionnier pour l’époque, présente ainsi une sélection de textes en français rassemblés selon des rubriques qui dépassent le genre proprement littéraire : outre le roman et la nouvelle, la poésie et le théâtre, on y trouve les rubriques « Théologie et philosophie » (Cotton Mather, Jonathan Edwards, Ralph Waldo Emerson), « Histoire et politique » (George Washington, Daniel Webster, Abraham Lincoln), « Polygraphes » (Benjamin Franklin, Margaret Fuller, Henry David Thoreau, James Russell Lowell, John Burroughs, Henry Adams, Waldo Frank), et « L’Humour » (Washington Irving, Oliver Wendell Holmes, Mark Twain…). Il comptera à la Sorbonne, parmi ses étudiants, plusieurs grands américanistes dont il dirigea les thèses, notamment celle de Denyse Maillard sur l’enfant américain au XXe siècle dans le roman du Midwest, et celle de Bernard Faÿ intitulée L’esprit révolutionnaire en France et aux États-Unis à la fin du XVIIIe siècle.

Revues et critiques

Universitaire accompli et reconnu, Charles Cestre incarne ainsi la polyvalence propre à la première génération d’américanistes français, à la fois enseignant, traducteur, rédacteur en chef de revue, ou encore critique. Auteur en 1921 de deux ouvrages de civilisation américaine (L’usine et l’habitation ouvrière aux États-Unis et Production industrielle et justice sociale aux U.S.A.), il n’enseigne pas moins avec bonheur Mark Twain, Henry James, Hawthorne, ou encore William Dean Howells (Fohlen). Collaborateur ponctuel au Harvard Graduates’ Magazine, c’est surtout à la Revue Anglo-Américaine, fondée en 1923 sous la présidence d’Émile Legouis et publiée par les Presses universitaires de France, qu’il s’illustre. Dès le début, et jusqu’en 1936, dernière année de parution, chargé du domaine américain, il en partage la rédaction en chef avec Louis Cazamian, qui s’occupe du domaine anglais. La composition du comité de patronage laisse voir l’entregent, et par là même le statut du trio de professeurs en Sorbonne : outre les ambassadeurs français à Londres et Washington, et états-unien et britannique à Paris, on y trouve Henri Bergson, la Comtesse de Chambrun (née Clara Longworth) – qui siégeait également au conseil de la bibliothèque américaine – le critique et directeur de la Yale Review Wilbur L. Cross, Edmund Gosse, John Galsworthy, Gustave Lanson, directeur de l’École normale supérieure, ou encore Rudyard Kipling.

Une lecture de ses comptes-rendus et articles dans la Revue anglo-américaine confirme les dires de son amie, la médiéviste Marguerite-Marie Dubois : s’il « possédait l’intelligence du passé », « il ne restait pas étranger pour autant au courant moderne de la littérature » (6). Entre 1923 et 1935, Charles Cestre recense, commente et critique les classiques du XIXe siècle comme les « modernes », le théâtre d’Eugene O’Neill, ou la poésie de Robinson Jeffers (Roan Stallion and Other Poems) et de Joseph Auslander (Cyclop’s Eye). Contre l’avis du critique américain Gorham Munson, il défend tout spécialement la poésie d’Edwin Arlington Robinson, à qui il est le premier à consacrer une étude en 1930, soulignant combien « l’Amérique cultivée devrait être unanime à [en] reconnaître l’incontestable splendeur » (n°3, février 1929, 276). Sa plume se fait parfois lyrique lorsqu’il s’enthousiasme pour le roman de Ludwig Lewisohn, The Island Within (1928) (avril 1929, 381) : « l’analyse psychologique, par sa vigueur, égale la grandeur tragique des épisodes. Le style est traversé d’un souffle oratoire, qui atteint souvent une véritable puissance ». C’est avec bien moins de plaisir qu’il rend compte de Nigger Heaven de Carl Van Vechten (1926), dont il ne perçoit que l’intérêt de la « documentation » et regrette la composition « artificielle ». Three Soldiers (1921) de John Dos Passos, réédité à Paris en anglais dans la collection Crosby Continental Editions créée par Caresse Crosby, lui répugne : il y voit « du Barbusse sans vigueur dans l’âpreté, sans relief dans l’horreur. Les soldats américains ne sortent guère de l’état d’ivrognerie. (…) La platitude, la bestialité, la répétition monotone des mêmes ignominies produisent une impression d’écœurement » (466). En revanche la « véhémence » qui embrase Sanctuaire, le « lyrisme infernal, où palpitent sans répit la laideur morale et l’horreur physique » du roman de Faulkner, le transportent : « Jamais encore un écrivain ne s’était servi des mots comme les peintres de l’école la plus moderne écrasent leur pâte d’un coup de pouce, heurtant les couleurs, hérissant les reliefs, se servant des bavures mêmes pour forcer l’attention » (1er octobre 1932, 372) ; il ne fait pour lui aucun doute, à la lecture de Light in August (1932), que Faulkner fait preuve d’une « force débordante, encore mal domptée, qui […] étonne et […] subjugue à la fois », et qui, à la faveur d’un « peu plus de maturité » et d’un « plus grand souci de l’art », fera « s’épanouir [l’œuvre] en beauté » (466-467).

Dans les années 1930, Cestre continue à œuvrer au développement de réseaux universitaires transatlantiques dans le domaine de l’histoire, rejoignant la Revue franco-américaine/Franco-American Review, destinée à aborder les problèmes historiques communs aux deux pays. La revue ne vivra que deux courtes années, portée entre autres, aux États-Unis, par Fernand Baldensperger, Gilbert Chinard, Louis R. Gottschalk, Howard Mumford Jones, et en France, par André Siegfried ou encore Bernard Faÿ.

La Deuxième Guerre mondiale et après

Un temps proche de Bernard Faÿ qui fut son étudiant, il semble qu’il n’ait guère apprécié l’idéologie pétainiste de ce dernier pendant la guerre. Dans sa notice nécrologique pour Le Monde, Robert Escarpit décrit Charles Cestre comme ayant « un visage de Don Quichotte sensé ou de Méphistophélès au cœur d’or » (6 décembre 1958). Invité régulièrement chez Marguerite-Marie Dubois pendant l’Occupation, Charles Cestre y rencontre le jeune résistant Roland Dumas, qu’il cache quelque temps chez lui. Entre 1939 et 1941, il publie régulièrement des critiques et ses appréciations de la « scène littéraire » française dans The New York Times. En 1942, il part à la retraite, et est remplacé après la guerre par Maurice Le Breton. En 1945, il est chargé par le recteur de l’Université de Paris et la Sorbonne d’organiser des cours spéciaux pour les étudiants-soldats américains restés à Paris dans l’attente de leur rappel aux États-Unis. Il fait en 1946 le récit de cette initiative, commune à d’autres universités – Dijon, Besançon, ou encore Nancy – dans la revue de l’association américaine des professeurs de français, The French Review

On perçoit une accélération du rythme de ses traductions et études après la guerre. S’étant déjà essayé à la traduction dans les années 1930, notamment de Chaucer et de Nathaniel Hawthorne (Contes ; La Lettre écarlate), il poursuit cette activité et établit plusieurs éditions scientifiques de Herman Melville, comme de Carson McCullers. En 1945 paraît son étude La littérature américaine, dont l’Avant-propos mentionne l’American Library in Paris « 9 rue de Téhéran à Paris 8e, [qui] contient les ouvrages sur lesquels nous attirons l’attention ». C’est ensuite à ses amours poétiques qu’il revient, avec son essai sur Les poètes américains (1948) dont l’introduction met en avant Philip Fréneau (1752-1832), « fils d’un huguenot français, émigré au Nouveau Monde, […] premier cas d’un homme de lettres de sang étranger en Amérique », qui a eu « l’originalité de penser que les Indiens d’Amérique et leurs mœurs pittoresques pourraient fournir matière à un renouvellement de la poésie » (4, 5). Sans doute Charles Cestre s’identifiait-il à ce « premier cas », lui qui, d’un siècle à l’autre, avait réalisé ses propres « premières » — premier étudiant d’échange français à Harvard, première chaire de littérature et civilisation américaines à la Sorbonne — et ouvert la voie aux études américaines en France.

Notice et bibliographie établies par Cécile Cottenet, Sylvie MathéProfesseure de Civilisation des Etats-Unis, Professeure de littérature des Etats-Unis, Aix-Marseille Université, LERMA UR 853.
Pour citer cette notice : Notice Charles CESTRE (1871-1958) par Cécile Cottenet, Sylvie Mathé, Dictionnaire des Passeurs de la Littérature des États-Unis, mise en ligne le 2 novembre 2023 - dernière modification le 13 janvier 2024, url : https://dicopalitus.huma-num.fr/notice/charles-cestre-1871-1958/ 

Bibliographie

https://www.idref.fr/026774992#730

Bibliographie primaire

Anon. « An Exit and an Entrance ». The Harvard Crimson, 22 septembre 1917.

Quinquennial Catalogue of the Officers, and Graduates of Harvard University, 1636-1910. Harvard University, 1910.

Sélection d’études et ouvrages de C. Cestre (par ordre chronologique)

CESTRE, Charles. « Le Gouvernement de Harvard ». Revue internationale de l’enseignement, n°37, janv-juin 1899, p. 397-402.

CESTRE, Charles. La Révolution française et les poètes anglais (1789-1809). Paris : Hachette, 1906.

CESTRE, Charles. John Thelwall: A Pioneer of Democracy and Social Reform in England during the French Revolution. New York : Scribner, 1906.

CESTRE, Charles. L’usine et l’habitation ouvrière aux États-Unis. Paris : Éditions Ernest Léorux, 1921.

CESTRE, Charles. Production industrielle et justice sociale aux U.S.A. Paris : Garnier, 1921.

CESTRE, Charles. « Inauguration de la chaire de littérature et civilisation américaines à la Sorbonne ». Revue Anglo-américaine, 1er octobre 1926, p. 330-338.

CESTRE, Charles et Berthe Gagnot. Anthologie de la littérature américaine. Paris : Delagrave, 1926.

CESTRE, Charles. An Introduction to Edwin Arlington Robinson. New York : Macmillan Publishing Co., 1931.

CESTRE, Charles. La littérature américaine. Paris : Armand Colin, 1945.

CESTRE, Charles. “Les étudiants-soldats américains dans les universités françaises ». The French Review, vol. 19, no. 4, La France parle (février 1946), p. 233-237.

CESTRE, Charles. Les poètes américains. Paris : Presses Universitaires de France, 1948.

Bibliographie secondaire

CHARLE, Christophe. « Ambassadeurs ou chercheurs ? Les relations internationales des professeurs de la Sorbonne sous la IIIe République ». « France-Allemagne. Transferts, voyages, transactions », Genèses, no. 14, janvier 1994. p. 42-62.

CLAVEL, Elsa. « La faculté des lettres de Bordeaux au cours des deux guerres mondiales ». Revue historique de Bordeaux et du département de la Gironde, 20, 2014, p. 135-177.

COTTENET, Cécile. « Une histoire de pionniers – Marcel Clavel, Charles Cestre, Jean Simon et al. », billet. HÉPISTÉA, 11 mai 2021.

DUBOIS, Marie-Marguerite. « Visage familier de Charles Cestre ». Études anglaises, vol. 12, no.1, 1959, p. 6-7.

ESCARPIT, Robert. « Charles Cestre ». Le Monde, 6 décembre 1958. https://www.lemonde.fr/archives/article/1958/12/06/charles-cestre_2307725_1819218.html

FOHLEN, Claude. « Les débuts de l’histoire américaine en France. » Revue française d’études américaines, no. 13, « Historiens français des États-Unis/French Historians of the United States, février 1982, p. 27-40.

HARVEY, John L. « Conservative Crossings: Bernard Faÿ and the Rise of American Studies in Third-Republic France ». Historical Reflections/ Réflexions Historiques. Vol. 36, no. 1, Printemps 2010, p. 95-124.

MOUCHON, Jean-Pierre. Dictionnaire bio-bibliographique des anglicistes et assimilés. Marseille : Terra Beata, 2010.

POULY, Marie-Pierre. « Analystes et analyses de la curiosité américaniste des anglicistes en France », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En ligne], Débats, mis en ligne le 13 janvier 2010, consulté le 18 juillet 2023. DOI : https://doi.org/10.4000/nuevomundo.58502

RIST, André. « Charles Cestre sous l’Occupation. Témoignage ». Modèles linguistiques, no. 53, 2006, p. 157-163.  ; https://doi.org/10.4000/ml.555

SCHRIBER, Mary Sue. « Sherwood Anderson in France: 1919-1939 ». Twentieth-Century Literature, vol. 23, no. 1, février 1977, dossier special Sherwood Anderson, p. 140-153.

WOLLENCOTT BARNES, Eric. « Charles Cestre [Obituary] ». Books Abroad, vol. 33, no. 2, printemps 1959, p. 151.

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