Claude Voilier est une passeuse de culture aux identités multiples : elle est journaliste, romancière et traductrice, surtout dans le domaine de la littérature enfantine. De nos jours, ce sont peut-être ses romans d’aventure reprenant les personnages des Club des Cinq d’Enid Blyton – traduits à leur tour en anglais – qui continuent de marquer les esprits, mais son rôle de passeuse de culture jeunesse s’étendait également outre-Atlantique.
Un article de Thierry Chevrier, paru dans Le Rocambole en 2003, reste la principale source biographique concernant Claude Voilier. Il nous laisse également le portrait pleine page d’une femme coquette, élégamment coiffée et drapée dans un manteau de fourrure dans une photographie style Studio Harcourt. Le descriptif de son pseudonyme est fort poétique :
Claude, prénom au genre ambivalent, vif et rapide comme l’est cette femme pressée (qui écrit, pense, agit vite, comme si elle voulait par là occuper et vaincre le vide de la vie), et Voilier : pour partir quand elle le veut… S’évader, sur l’immense étendue bleue, assoiffée de solitude. Pour tracer son sillon d’écume d’un trait de plume nacré d’imagination, en créant sans cesse des histoires avec une facilité déconcertante. (Chevrier 113).
Nous croiserons l’article de Thierry Chevrier avec des données bibliographiques issues du catalogue de la Bibliothèque nationale de France et une lecture détaillée de l’une de ses traductions jeunesse, visant à identifier les stratégies qu’elle déploie dans ce genre littéraire aux contraintes si particulières.
Enfant unique, issue d’une famille de la noblesse, Andrée Labedan naît à Saint-Gaudens le 9 novembre 1917. Elle fait des études de lettres et d’anglais, puis entame une carrière dans l’enseignement à Blida (Algérie). C’est à cette période qu’elle commence sa carrière d’écrivaine, en 1942, rédigeant des articles pour la presse locale. Revenue en France à la Libération, elle poursuit son activité de journaliste, d’abord dans sa ville natale, puis à Paris. Ses centres d’intérêt sont multiples : Chevrier la décrit comme une nageuse émérite, égyptologue, herpétologue, et océanographe à ses heures perdues (116). Sa présence sur la scène culturelle parisienne lui fournit un certain capital social et culturel : elle y côtoie Colette, François Mauriac, Arletty, Louis Jouvet… (114). Son activité auctoriale débordante – Chevrier recense une trentaine de romans jeunesse et environ 600 nouvelles dans la presse avec plus de 12 pseudonymes– lui assure un certain confort matériel. Retournant dans le Sud-ouest à la retraite, elle décède à La Teste-de-Buch en 2009.
Selon le catalogue de la Bibliothèque Nationale de France, elle commence sa carrière de traductrice en 1949 avec Les Amants maudits, romance historique de l’auteur états-unien Mitchell Wilson (1913-1973). Or, selon la Library of Congress, ce titre ne sort en anglais que six ans plus tard… salutaire rappel de la fiabilité parfois douteuse des données bibliographiques. Quoi qu’il en soit, quantité de références indiquent que la carrière traductive de Claude Voilier se développe dans les années 1950, à un moment où la culture américaine s’importe massivement en France. Elle affiche à cette époque un profil de traductrice de littérature populaire, essentiellement pour un lectorat féminin (E.C. Vivian, L’amour a ses raisons, 1956). Elle écrit également à cette époque plusieurs titres jeunesse (Le manoir des cinq preux, 1957). C’est à partir des années 1960 qu’elle se spécialise progressivement dans la littérature jeunesse, traduisant et adaptant notamment de nombreux titres issus de l’univers Disney, non seulement des dessins animés (Walt Disney présente le Livre de la jungle, d’après l’œuvre de Rudyard Kipling, 1968), mais également des documents comme Wonders of the Ocean par Frank de Graaf (1968). C’est peut-être sa propre notoriété en tant qu’auteur jeunesse, ou alors la fonction de médiation adulte-enfant inhérente à ce genre, qui lui donne une visibilité insolite dans le paratexte de ces titres : la mention « raconté par Claude Voilier » figure régulièrement dans ses traductions d’auteurs classiques pour la petite enfance comme Richard Scarry (1919-1994). Pour un lectorat un peu plus âgé, elle traduit de nombreux titres de la série Nancy Drew, rebaptisée Alice Roy pour les petites lectrices de la « Bibliothèque Rose », ainsi que la série des Alfred Hitchcock Presents pour la « Bibliothèque Verte ». Ces deux séries représentent un cas intéressant dans l’histoire de l’auctoriat, étant rédigées par des équipes. Pour la première, le pseudonyme collectif Carolyn Keene est francisée en Caroline Quine. La carrière de Claude Voilier représente donc une inversion intéressante du rapport typique auteur-traducteur en ce qui concerne la visibilité respective des deux fonctions. Les auteurs américains voient leur véritable identité masquée par l’imposition d’un pseudonyme collectif, alors que la traductrice accède à la visibilité dans certains de ses travaux en intégrant un site paratextuel de première importance, le titre, dans une formule, « raconté par », qui met en avant son rôle de créatrice du texte français. C’est cette créativité qui fait dire au Dictionnaire du roman populaire francophone (2007), dans une citation qui en dit long sur l’attente de fidélité qui cadre la lecture de textes traduits, qu’elle fait état d’une « inventivité excessive, certes regrettable, mais paradoxalement efficace » dans son travail sur le Club des Cinq pour la « Bibliothèque Rose » (Compère 90). Chevrier propose une lecture plus généreuse de son travail auctorial sur la même série, estimant qu’il « tranche considérablement avec les aventures somme toute assez sages du Club des Cinq, et ne manque assurément pas d’ambiance, d’intérêt, de rythme et au fond, de sel » (121).
Or, comme l’ont démontré plusieurs travaux de dans le domaine, dont ceux de Gillian Lathey, le lectorat enfantin comporte nombre de spécificités infléchissant le processus de traduction dans le sens d’une créativité linguistique accrue et d’une adaptation de références culturelles. C’est ce processus que nous examinerons maintenant à travers l’exemple d’un roman de la série Alfred Hitchcock Presents, Le Miroir qui glaçait, initialement paru en anglais sous le titre The Secret of the Haunted Mirror en 1974, traduit en 1981 pour la Bibliothèque Verte. À noter tout d’abord le passage de quelques années entre l’original et la traduction, qui pour cette littérature sérielle caractérisée par l’éphémérité, peut justifier d’une approche traductive plutôt libre. En effet, la littérature enfantine cible des tranches d’âge très étroites et les références culturelles peuvent donc nécessiter une mise à jour plus active que pour un lectorat adulte. Une telle mise à jour s’apparenterait dans ce cas à une localisation sur le plan géographique. Autre spécificité de la littérature enfantine : la présence de nombreux renvois entre texte et image. Ici, l’édition française comporte de nouvelles illustrations par Françoise Pichard intégrant des éléments de langage, par exemple le « Qui ? Comment ? Pourquoi ? » reflété dans le miroir dans l’illustration de la page de titre.
Le texte fait état d’un processus de transcréation analogue à celui des illustrations. Tout d’abord, les prénoms des trois jeunes détectives, héros de la série, sont adaptés de l’anglais américain en… anglais américain, avec plus ou moins de succès. Jupiter Jones devient Hannibal Jones, Pete Crenshaw devient Peter Crentch, Bob Andrews devient Bob Andy. L’ancrage géographique reste la Californie, sans doute sous l’influence hollywoodienne et l’aura de Hitchcock, mais les noms de lieu sont simplifiés. Rocky Beach devient Rocky, le sens de « beach » étant rendu par une explicitation : on précise pour les lecteurs français que la petite ville se situe « au bord du Pacifique ».
Le texte français s’ouvre sur une préface signée Alfred Hitchcock, bien que ce dernier décède en 1980. À partir de 1981, sa voix encadrant le texte est remplacée en anglais par une fonction auctoriale fictive, Hector Sebastian. La préface situe les personnages dans la série. La réécriture créative commence dès ces premières lignes du texte : « Bob Andrews is quiet, studious, and very thorough in digging up background material that may help the Three Investigators solve their cases » devient en français « Bob Andy, lui, appartient au type calme et studieux. Il adore fouiner dans les livres et, au cours d’une enquête, accepte sans rechigner de se livrer à mille fastidieuses recherches. Ainsi l’a-t-on surnommé ‘Archives et recherches’ ». Le texte est saupoudré d’anglicismes pour donner un peu de couleur locale : « an antique bathtub » (p. 3) devient « un tub ancien » (p. 9), anglicisme attesté depuis 1878. La démarche n’est toutefois pas systématique : le « pickup truck » de l’oncle de Hannibal devient une camionnette, malgré la présence du terme « pickup » en français depuis 1950. La différence s’explique sans doute par la rareté du mot, hors de la portée du lectorat enfantin. Certaines pratiques culturelles sont francisées, comme le dédoublement d’une syllabe pour créer un surnom à connotation affectueuse : Jupe (pour Jupiter) devient Babal (pour Hannibal). Des références culturelles qui risquent de représenter un frein à la lecture pour un enfant français sont généralisées, adaptées ou explicitées dans une démarche globale de familiarisation : « the huge mock-Victorian mansion » devient « l’énorme demeure de style ancien », « the Rent-n-Ride Auto company » devient « une compagnie de location de voitures ». La traductrice se permet également des ajouts dans ce sens. Par exemple, « When she was closer Jupe saw that the white hair piled high on her head was really a powdered wig » fait l’objet d’un ajout explicatif : « Elle était coiffée d’une haute perruque blanche, poudrée à frimas. On eût dit une marquise de l’ancien temps ». En revanche, certaines omissions semblent peu motivées, comme par exemple lorsque « ‘It must have been magnificent when it was new. Now there are termites everywhere – and dry rot.’ Uncle Titus sighed » devient en français « ‘Elle a dû être fort belle dans le temps ! Enfin…’ Il poussa un soupir ». On peut émettre l’hypothèse qu’il s’agit d’une démarche surtout éditoriale visant à harmoniser le formatage des livres : la traductrice ayant ajouté des éléments d’explication par moments, il convenait d’en supprimer d’autres afin de maintenir un texte de longueur à peu près égale pour les besoins de la série.
Cette brève lecture parallèle des deux textes révèlent à quel point le traducteur de littérature enfantine doit garder à l’esprit les spécificités du genre. Il doit constamment évaluer la capacité de son lectorat cible de comprendre tel mot ou de telle référence culturelle. Dans un tel contexte, n’en déplaise aux tenants d’une approche fidéliste de la traduction, la créativité s’impose. Claude Voilier, auteur et traductrice jeunesse, a parfaitement su prêter son « trait de plume nacré » à cet exercice périlleux… mais ô combien gratifiant.