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Cyrille ARNAVON (1915-1978)

Cyrille Arnavon appartient à la troisième génération d’universitaires américanistes français, après celle de Charles Cestre, puis de Marcel Clavel et Jean Simon. Grand spécialiste de littérature, auteur notamment d’une Histoire littéraire des États-Unis (Hachette, 1953), il se tourne à la fin des années 1950 vers le champ de la civilisation.

Après des études supérieures à la faculté des Lettres d’Aix-en-Provence, reçu premier à l’agrégation d’anglais en 1936, il enseigne quelque temps au lycée Thiers de Marseille avant de partir aux États-Unis. Invité entre 1942 et 1943 à enseigner à l’Université de Buffalo dans l’état de New York, et à Harvard, il travaille à sa thèse de doctorat – on trouve trace de son adhésion à la Modern Language Association dès 1943 – avant de reprendre du service pour l’armée française. À son retour en 1945, il enseigne à la Faculté des Lettres de Lyon aux côtés de Pierre Legouis et Léonie Villard, et en 1950 soutient à la Sorbonne sa thèse sous la direction de Maurice Le Breton : le premier volume, Le Roman réaliste et naturaliste aux États-Unis (1887-1917), s’accompagne d’une deuxième étude, Les Lettres américaines devant la critique française, dans une perspective comparatiste. La franchise d’Arnavon déjà affleure dans ce texte, dont l’introduction s’ouvre sur cette phrase : « Sûre d’elle-même, dogmatique, peu accueillante aux choses étrangères, la critique française de 1887 n’a que faire d’une problématique littérature américaine. » (7) Il y développe notamment l’idée que la critique britannique a exercé sur les médiateurs français une profonde influence jusqu’au tournant du XXe siècle, entraînant une méconnaissance de la littérature des États-Unis. Marie-Pierre Pouly a noté que cette approche comparatiste de la réception, dont la deuxième thèse d’Arnavon serait l’un des derniers exemples marquants, prend corps dans les années 1920 et 1930 dans le développement des échanges internationaux de professeurs et d’étudiants, tout en étant liée aux « enjeux diplomatiques du “rayonnement culturel” » de la France et des États-Unis. 

Jacqueline Piatier en 1950 publie dans Le Monde un bref compte-rendu de la thèse, célébrant l’entrée des « romanciers américains en Sorbonne ». Elle qualifie Cyrille Arnavon de « pionnier lui-même… dans l’histoire littéraire contemporaine » parti à la « découverte d’autres pionniers », précurseurs de la génération d’écrivains célébrés au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. En effet, Arnavon s’était attaché à des auteurs jusque-là méconnus en France, à l’exception de Dreiser : William Dean Howells, Stephen Crane, Hamlin Garland et Frank Norris.

Après quelques années où il enseigne à l’Université de Lille et milite au SNESup, on le trouve à Dakar (1957-1959), conseiller culturel de l’Ambassade de France à Londres au début des années 1960, et directeur de l’Institut français de Londres où il enseigne également. Revenu en France, après un passage par Caen, il est nommé professeur à l’Université de Nanterre en 1964 et reprend ses activités syndicales. Il soutiendra le mouvement étudiant en 1968, adoptant même des positions très radicales. Cette même année, il publie un essai Précis et procès des Humanités (Hachette, 1968) dans lequel il analyse la transformation de l’Université dont il redoute la « secondarisation », insistant sur la nécessité de concilier recherche et enseignement, estimant que « l’université se sclérose sans apport de la recherche et du renouvellement des disciplines par la recherche ». 

Histoire et critique de la littérature des États-Unis

De l’universitaire Arnavon, on retient le plus souvent son Histoire littéraire des États-Unis (Hachette, 1953) qui vient rejoindre dans la même collection L’Histoire de la littérature anglaise (Hachette, 1929, 1312 pages) d’Emile Legouis et Louis Cazamian, et L’Histoire de la littérature française de Gustave Lanson. De fait ses premières publications datent de la fin des années 1930 — on notera un article sur Sherwood Anderson paru dans Les Cahiers de Paris en mai 1939. À partir de la fin des années 1950, il collabore régulièrement à la revue Europe, écrivant sur William Faulkner, Robert Penn Warren, William Styron, ou encore John Updike, ainsi qu’à la revue Études anglaises (fondée sous le titre Études anglo-américaines en 1934). Il se fait traducteur au besoin : de Kate Chopin (Edna, une traduction de The Awakening, Club Bibliophile de France, 1952), texte auquel il avait consacré une partie de sa contribution aux Romanciers américains contemporains (Didier, 1946), ou de sociologues (Tendances et déboires de la sociologie américaine de Ptirim Sorokin, Aubier, 1959). Thomas Bonner signale qu’Arnavon aurait de fait suscité un renouveau d’intérêt « international » pour Kate Chopin en encourageant l’universitaire norvégien Per Seyersted à écrire sa thèse sur cette écrivaine que lui-même proposait de lire non pas comme représentante de l’école dite « couleur locale », mais plutôt dans la lignée des naturalistes Frank Norris et Theodore Dreiser.

Son Histoire littéraire des États-Unis (1953) aura contribué à former plusieurs générations d’étudiants, et de fait, a certainement consolidé un canon de littérature américaine en France, voire de l’autre côté de l’Atlantique. Entre les années 1960 et 1980, cette étude est régulièrement référencée dans les bibliographies de chercheurs américains. Elle ne passe pas inaperçue en France, couronnée en 1954 du prix Jean-Jacques Weiss de l’Académie française décerné à un ouvrage « en prose » traitant soit de voyages, soit de littérature ou de critique littéraire. La même année, l’universitaire et journaliste Robert Escarpit en offre une brève recension aux côtés de L’histoire de la littérature américaine de langue espagnole de Robert Bazin, parue dans la même collection. Même s’il approuve l’approche du comparatiste Arnavon qui a su suivre « les chemins tortueux de la sociologie ou de l’économie politique », le sociologue de la littérature que deviendra Escarpit souligne l’absence de prise en compte du lecteur et de développements sur le milieu social où émerge cette littérature. Il regrette en outre le trop-plein de « générosité envers des gens qui, comme Faulkner et sa postérité, ont dangereusement brouillé les cartes du jeu littéraire américain ». Arnavon, en effet, qui dans sa préface rend hommage notamment à Maurice Edgar Coindreau, traducteur et admirateur de Faulkner, ne cache son admiration ni pour le grand écrivain du Sud dont il situe le naturalisme « outrancier » dans la veine de celui d’Edgar Allan Poe et d’Ambrose Bierce, ni pour Erskine Caldwell dont il ne renie pas les scènes scabreuses, mais qu’il aime avant tout pour sa sincérité et son inscription – ici prenant en exemple la nouvelle « Kneel to the Rising Sun » – dans « une lignée humanitaire profondément américaine » (346).

L’Histoire littéraire, qui consacre certains passages aux penseurs, critiques et savants, propose dès l’introduction d’envisager la littérature des États-Unis « dans le cadre de la société où [elle] est apparu[e] » (x). Pour cela, Arnavon commence par expliciter quatre constantes qui peuvent éclairer non seulement la littérature contemporaine des années 1940 et 1950, mais également celle des XVIIIe et XIXe siècles. Il s’agit de la situation coloniale, qui engendra des prises de position fluctuant entre rejet et adulation chez les écrivains américains ; des « divers puritanismes » dont il fait remonter les origines à l’adaptation du calvinisme sur le sol des États-Unis ; de l’idée démocratique, clé de la pensée américaine pour plusieurs historiens – et que l’on retrouve, centrale, chez Whitman – et enfin de la frontière de l’Ouest. Tout en s’efforçant de ne pas sombrer dans un déterminisme « périmé », il tente ainsi de mettre en lumière des « traits aisément reconnaissables » (x) de la littérature nationale. On sera peut-être surpris, néanmoins, de voir figurer cette analyse d’un poème de l’écrivain tout à fait mineur William John Grayson, « The Hireling and the Slave » (1856), offrant sur un « mode concret et pittoresque » le « contraste auquel se délectaient ses concitoyens, les félicités de l’esclave noir, bien traité par une société paternaliste, aux souffrances endurées par l’ouvrier du nord ». Les conclusions de l’universitaire peuvent aujourd’hui prêter à confusion :  « il y a de la verve, de la pénétration chez Grayson, surtout lorsqu’il expose les mobiles, parfois impurs, des abolitionnistes. Littérature de propagande si l’on veut, son poème traduit avec force et sincérité un état d’esprit très répandu. » (77). On notera par ailleurs le primitivisme flagrant du jugement d’Arnavon sur la poésie des Africains-américains : James Weldon Johnson et Langston Hughes sont « hantés par le rythme des blues comme par l’envoûtement nostalgique du passé africain », tandis que Countee Cullen, autre poète de la Renaissance de Harlem, « héritier de la tradition anglo-saxonne » est « à ce titre inférieur à plus d’un blanc ». Sa conclusion – « Malgré de nombreuses tentatives dignes d’intérêt, au reste constamment encouragées par des amateurs de curiosités ou de philanthropie, on ne saurait dire que la poésie écrite par des hommes de couleur ait encore produit de chef-d’œuvre » (241) – rejoint les préjugés de la critique américaine majoritaire de l’époque, que son cadet Michel Fabre en France aiderait à corriger dès la décennie suivante.

Ainsi selon Arnavon la littérature des États-Unis serait presque exclusivement blanche – il juge la littérature « réquisitoire » de Richard Wright entachée « d’une simplification souvent fatale à [sa] portée artistique » (p. 340) et lui préfère sur le Sud les textes de T. S. Stribling. Elle n’est pas, cependant, entièrement masculine : il n’omet pas les textes des femmes abolitionnistes comme Lydia Maria Child, ou plus connue des lecteurs français de l’époque, Harriet Beecher Stowe. Il évoque également les autrices dites de la tradition « couleur locale » du XIXe siècle, Sarah Orne Jewett, Mary Wilkins Freeman ou Mary Noailles Murfree. Pour la période contemporaine, il groupe Edith Wharton, Ellen Glasgow et Willa Cather ; fait grâce à Wharton de son « art tout en finesse, très féminin, et pour tout dire, patricien » (314) qu’elle semble partager avec Henry James qu’Arnavon goûte assez peu. Finalement, c’est peut-être Glasgow qu’il préfère, pour son « audace lucide, son ironie » (314) qui semblent la tenir à l’écart des « tons de pastel chers à Willa Cather ». Il inclut les poètes Amy Lowell, Marianne Moore, Edna St. Vincent Millay. 

Ses préférences vont, et de loin, à Dreiser, dont il ne nie pourtant pas le « style notoirement médiocre », à Dos Passos dont les témoignages « massif[s] » sont ceux « d’un artiste qui nous livre, haletant et brutal, le rythme secret de son Amérique » (328), et à Whitman, auteur d’un poème « protéiforme, inégal, rebelle aux traditions anglaises, d’une veine baroque et, à l’échelle des très grandes œuvres, peut-être éphémère, mais qui demeure à la fois monument et symbole imposants de l’américanisme » (p. 182). Les préciosités de Henry James et les portraits de « ces amours patriciennes et cérébrales qui, à ce double titre, échappent à l’expérience commune » (p. 296) ne le transportent pas. À ses yeux, si James connaît alors un regain d’intérêt, c’est bien « le fait d’une critique formaliste, souvent universitaire, éprise précisément des valeurs consacrées par un humanisme de plus en plus coupé de la vie » (296) ; à ce titre il n’apprécie pas non plus l’hermétisme des imagistes, ni les romans contemporains écrits par des universitaires.

À cette perspective historicisante, voire sociologique, s’ajoute un comparatisme hérité de la tradition antérieure des très jeunes études américanistes en France. Ainsi de l’influence de Zola, Flaubert et Alphonse Daudet sur James, bien que ce dernier ne parvienne pas à dépasser ses « préventions… contre leur liberté de propos » (p. 292) ; Hemingway devient prisonnier d’un personnage qu’il s’est créé… comme Montherlant ; plus proche de lui encore, James Jones (From Here to Eternity, 1951) et Norman Mailer (The Naked and the Dead, 1948) possèdent « cette aptitude à communiquer, apparemment sans effort, une vision personnelle intégrale qui fait les Balzac, les Zola et les Tolstoï. » (436). La conclusion de L’histoire, dans laquelle pointe l’inquiétude face à la propagande culturelle de la guerre froide, met en garde contre une tendance au conformisme : « une littérature enrégimentée et, disons-le, même orientée et surveillée, ou soumise à un autoritarisme quelconque – fût-il accepté et imposé par la majorité – tournerait le dos à la lignée de Jefferson, de Whitman comme aussi bien, pour citer des vivants, de Faulkner ou de [Eugene] O’Neill. » (438) Ces craintes se dévoilent à nouveau, de manière plus virulente, dans son essai L’Américanisme et nous (1958). Dans son hommage conjoint à Cyrille Arnavon et Maurice Le Breton, morts la même année, Maurice Gonnaud rappelait en 1980 dans la jeune Revue Française d’Études Américaines combien Arnavon avait été semeur et pionnier, frayant un chemin aux études américanistes.


Notice et bibliographie établies par Cecile CottenetProfesseure de civilisation des Etats-Unis, Aix-Marseille Université
Pour citer cette notice : Notice Cyrille ARNAVON (1915-1978) par Cecile Cottenet, Dictionnaire des Passeurs de la Littérature des États-Unis, mise en ligne le 10 avril 2022 - dernière modification le 19 décembre 2023, url : https://dicopalitus.huma-num.fr/notice/cyrille-arnavon-1915-1978/ 

Bibliographie

Bibliographie primaire

Quelques publications de Cyrille Arnavon

Voir https://www.idref.fr/033300666

L’Américanisme et nous. Paris : del Duca, 1958.

Avec Roger ASSELINEAU, Melvin BACKMAN. Configuration critique de William Faulkner. Revue des lettres modernes, n°40-42, hiver 1958-59, p. 201-392.

« Le début du roman réaliste américain et l’influence française ». Romanciers américains contemporains, éd. Henri KERST. Paris : Didier, 1946, p. 9-35.

CHOPIN, Kate. Edna [The Awakening, 1899]. Trad. et préface. Paris : Club bibliophile de France, 1952.

Histoire littéraire des États-Unis. Paris : Hachette, 1953.

Initiation à la culture des États-Unis (1620-1900). Cours de l’Institut français du Royaume-Uni à Londres. Paris : Centre de documentation universitaire, 1962.

Les Lettres américaines devant la Critique française (1887-1917). Annales de l’Université de Lyon, 1951. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3381216c/f9.item

Précis et procès des humanités. Paris : Hachette, coll. « Les Classiques », 1968.

Théodore Dreiser. Romancier américain. [Université de Lille]. Centre de documentation universitaire, 1955. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k33734224/f11.item

Critiques dans Europe

« Les Cauchemars de Norman Mailer ». Europe, vol. XLVII, janvier 1969, p. 93-116.

« Les Deux Derniers Faulkner ». Europe, vol. LII, septembre 1964, p. 136-143.

« L’Écrivain en face de l’américanisme ». Europe, février 1959, p. 4-17

« Les Romans de John Updike ». Europe, vol. XLIV, juin 1966, p. 193-213.

« Les Romans de William Styron ». Europe, vol. XLI, septembre 1963, p. 54-66.

« Shakespeare et les États-Unis ». Europe, vol. XVII, janvier -février 1964, p. 62-75.

« Robert Penn Warren : Interprète de l’histoire américaine ». Europe, vol. XLVIII, juillet 1970, p. 205-226.

Autres articles

« Absalon, Absalon ! et l’histoire ». Revue des Lettres Modernes n°40-42, hiver 1958-59, p. 474-494.

« Encore The Ambassadors ». Études anglaises, vol. XXIX, juillet-septembre 1976, p. 414-423.

« Poe cent ans après ». Langues Modernes, 43e année, n°5, septembre-octobre 1949, p. 5.

« Le Roman africain de Saul Bellow ». Études anglaises, vol. XIV, janvier-mars 1961, p. 25-35.

« Sherwood Anderson et la connaissance du peuple ». Cahiers de Paris, mai 1939, p. 143-147.

« Theodore Dreiser and Painting ». American Literature, vol. XVII, mai 1945, p. 113-126.

« La Vogue de Thornton Wilder ».  Études anglaises, vol. X, 1957, p. 421-430.

Bibliographie secondaire

BONNER, Thomas. « Edna, Cyrille Arnavon’s Translation of Kate Chopin’s The Awakening: Publication Dates and History ». ANQ: A Quarterly Journal of Short Articles, Notes, and Reviews, vol. 28, n°1, 2015, p. 57-57.

CROUZET, François. « A University Besieged : Nanterre, 1967-69 ». Political Science Quarterly, vol. 84, n° 2, juin 1969, p. 328-350.

ESCARPIT, Robert. « Histoire littéraire des Amériques ». Le Monde, 11 février 1954 (en ligne).

GONNAUD, Maurice, « IN MEMORIAM ». Revue Française d’Études Américaines, n° 9, avril 1980, p. 6.

MOUCHON, Jean-Pierre. Dictionnaire bio-bibliographique des anglicistes et assimilés. Marseille : Terra Beata, 2010.

PASQUIER, Marie-Claire Pasquier. « Cyrille Arnavon ». Europe, vol. 56, n°594, 1er octobre 1978, p. 202.

PIATIER, Jacqueline. « Romanciers américains en Sorbonne ». Le Monde, 28 février 1950 (en ligne)

POULY, Marie-Pierre. « Analystes et analyses de la curiosité américaniste des anglicistes en France ». Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En ligne], Débats, mis en ligne le 13 janvier 2010, consulté le 04 mars 2022. DOI : https://doi.org/10.4000/nuevomundo.58502

TYSSENS, Jeffrey. Notice « ARNAVON Cyrille ». Le Maîtron. Dictionnaire biographique Mouvement Ouvrier Mouvement Social, mise en ligne le 10 janvier 2018, dernière modification le 9 octobre 2021. https://maitron.fr/spip.php?article198988

WORMSER-MIGOT, Olga. « Les Ouvrages de mai et le grand débat sur l’éducation (compte-rendu) ». Revue française de pédagogie, vol. 9, 1969, p. 50-56.

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