De sa cousine Denyse Clairouin, l’écrivain et poète André Piot écrivait dans Anthologie des écrivains morts à la guerre (1939-1945) : « Son intelligence, son charme, sa maîtrise de la langue anglaise firent d’elle la déléguée des écrivains d’outre-mer auprès des éditeurs et des lecteurs français, l’ambassadrice de la littérature française à l’étranger. »
Cet hommage vibrant à celle qui mourut en déportation à Mauthausen en 1945 laisse songeur : passeuse, Denyse Clairouin le fut à plus d’un titre, non seulement au travers de ses traductions et de son agence littéraire, mais aussi, plus littéralement, lorsqu’elle plaida la cause de la France aux États-Unis à l’automne 1941, mettant ainsi ses compétences linguistiques au service de la Résistance.
Clairouin est d’abord traductrice, de Henry James – Dans la cage, suivi de L’Élève et L’Autel des morts de Henry James, avec Maurice Lanoire (1929) –, des Britanniques John Galsworthy et D.H. Lawrence (Le Serpent à plumes, 1931), ou encore de Graham Greene, qu’elle introduit en France avec la traduction de L’Homme et lui-même dans la collection « Feux croisés » de Plon (1931). Elle contribue à faire connaître l’Américain Dubose Heyward, dont elle traduit Porgy (1929) et Mamba et ses filles (1932), et signe également l’introduction pour ce dernier. De Porgy, qui sera adapté en opéra par George Gershwin sous le titre Porgy and Bess, Jean Vignaut saluait la traduction faite « avec une intelligence et un charme qui laissent à l’œuvre toute sa fraîcheur », tandis que l’adaptation du parler « de Porgy et ses frères sombres » était « un tour de force réussi », Clairouin ayant su « imaginer un langage à la fois savoureux et populaire ». Tous les critiques n’apprécièrent pas le dialecte transcrit par la traductrice ; ainsi L’Intransigeant qui se réjouissait que la traduction de Mamba soit « fort heureusement abrégée » et s’interrogeait : « on peut douter que le petit-nègre dont il use dans ses dialogues ajoute rien à l’attrait du roman : songez à ces romans de Balzac où règne de bout en bout l’accent alsacien, l’accent auvergnat. C’est un peu facile – et très vite lassant ». Nombre de ses traductions paraissent chez Stock et Plon, occasion pour elle de rencontrer le philosophe et critique littéraire Gabriel Marcel, qui en 1927 succède à Charles Bos, fondateur de l’une des premières collections de littérature étrangère, « Feux croisés » chez Plon.
Bureau Littéraire
Tout en poursuivant son activité de traductrice, elle crée dans les années 1930 le Bureau littéraire Denyse Clairouin. Un témoignage de l’une de ses compagnes de la Résistance suggère que l’idée de fonder une agence serait née d’une rencontre avec Louis Bromfield lors d’un dîner à New York, au cours duquel Clairouin aurait demandé à l’écrivain pourquoi il n’était pas publié en France. Bromfield lui aurait alors donné carte blanche pour le traduire ou le faire traduire et publier en français. L’anecdote est jolie, et de fait Bromfield fera partie des Amis de Denyse Clairouin après la guerre. Plus étonnante, cette affirmation selon laquelle Bromfield aurait, par l’intermédiaire de Clairouin et de son éditeur, Stock, fait don de ses royalties à la Résistance, sachant qu’il ne pourrait en tout état de cause pas les toucher pendant la guerre (Fleming). Le Bureau littéraire représente également des auteurs français aux États-Unis, dont Ève Curie ou encore Simonne Ratel, prix Interallié en 1932. Clairouin aurait en outre contribué à l’histoire éditoriale si complexe du journal d’Anaïs Nin, en transmettant une version à l’éditeur de « génie » Maxwell Perkins, chez Scribner’s, ainsi que cette dernière l’évoque dans ce même journal en novembre 1937.
De fait, Denyse Clairouin œuvre comme William Bradley à Paris à faire circuler la littérature états-unienne et française de part et d’autre de l’Atlantique. Dans un hommage à la jeune femme paru dans Carrefour le 19 décembre 1946, Henry Muller, qui travaille alors chez Grasset, établissait ce rapprochement entre les deux agents :
Elle était agent littéraire et ce n’est pas une profession facile. Il n’est jamais aisé de concilier les intérêts et les desiderata des auteurs et des éditeurs, ces deux races qui, a priori, se méfient l’une de l’autre, de dissiper les malentendus et d’aplanir les angles entre éditeurs de nationalités différentes qui se comprennent mal et ne se connaissent point. Il faut de l’intelligence, de l’adresse et du tact. William Bradley a été un des plus actifs de ces « rapprocheurs » de pays par la connaissance réciproque de leurs manifestations littéraires. Denyse Clairouin aussi. Tous deux ont probablement plus fait pour cette interpénétration intellectuelle que beaucoup de congrès tapageurs et de banquets sonores.
Membre de la Résistance, elle est arrêtée en octobre 1943 à Lyon avec son compagnon Jean Biche, alias Boyer, capitaine d’aviation, chez un membre du réseau Mithridate. Déportée en 1944 à Ravensbrück, elle meurt en déportation au camp de Mauthausen le 2 juin 1945. Son poème, « L’Appel », est souvent lu au cours des cérémonies d’hommage aux résistants. Citée à l’ordre de l’armée, elle est élevée au grade de Chevalier de la Légion d’Honneur à titre posthume.
Après sa mort, l’agence, sise rue de Miromesnil dans le 8e arrondissement, est dirigée dans un premier temps par Suzanne Hotimsky, également traductrice, émigrée russe établie en France dans les années 1920, et représentante de l’éditeur George Macy en France ; puis, à partir de 1946, par Anne-Marie Parent, épouse Renaud de Saint Georges, également traductrice et qui, engagée pour la France Libre, avait partagé le sort de Denyse Clairouin en camp de concentration. C’est, de fait, sous la direction de Marie Schébéko que le Bureau Littéraire poursuivra ses activités jusque dans les années 1970. Schébéko, qui se charge en particulier d’explorer le marché états-unien et d’établir des contacts avec les éditeurs et agences new-yorkais, collabore avec Doussia Ergaz, autre émigrée russe. Cette dernière, auteure de quelque six romans oubliés, est également traductrice, de l’anglais (Doris Lessing, The Grass is Singing, Plon, coll. « Feux croisés », 1953) et du russe – Dostoievski (Crime et châtiment, NRF 1931, in Œuvres complètes), Constantin Fédine (Les Cités et les années, Gallimard 1930) ou encore, du futur prix Nobel de littérature (1965) Mikhaïl Cholokhov (Les Défricheurs, 1933). Elle a également traduit du russe Chambre obscure de Vladimir Nabokov, paru en 1934 en français chez Grasset, avant sa traduction en anglais en 1935. À la fin des années 1940, le Bureau Littéraire accueille Nabokov parmi ses clients et, à ce titre, participe à l’élaboration du contrat de publication de Lolita en France avec Maurice Girodias, à la tête d’Olympia Press, ainsi qu’aux longues disputes entre l’auteur et son éditeur français. L’agence négocie et veille sur les droits de traduction et d’adaptation du professeur de Cornell en France et à l’international.
Prix de la traduction
En son honneur, la Société des Amis de Denyse Clairouin crée dès 1946 le prix éponyme, récompensant d’abord la meilleure traduction d’une œuvre de langue anglaise en France. Le premier prix est décerné en décembre 1946 à Marie Canavaggia pour sa traduction de La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne ; le jury est composé de Graham Greene, Somerset Maugham – représentés en France par le bureau Clairouin –, pour la France, Louis Bromfield et René Füllöp-Miller pour les États-Unis, et enfin d’un cercle de critiques, écrivains et éditeurs français influents, Pierre Brisson, directeur du Figaro, André Gide, Julien Green, André Malraux, Gabriel Marcel, Jean Schlumberger et François Mauriac. Parmi la liste des lauréats des premières éditions du prix, on trouve en France Pierre Leyris, pour sa traduction des poèmes de T.S. Eliot (1947), Henriette de Sarbois pour sa traduction des Ides de Mars de Thornton Wilder (1951). En 1963, la Revue des Deux Mondes s’étonnera que le prix Denyse-Clairouin, pourtant créé en l’honneur d’une femme, et récompensant très souvent des traductrices, n’ait alors jamais accueilli de femmes dans son jury.
Ce prix est en quelque sorte « triple », présentant la particularité d’être attribué également pour des traductions du français vers l’anglais et de se développer presque concomitamment en France et aux États-Unis. Ainsi, en 1947, le prix de la meilleure traduction en anglais d’une œuvre de langue française est décerné à New York à Justin O’Brien pour sa traduction du Journal d’André Gide (paru chez Knopf, 1947). Le prix de New York, créé par Julie Kernan, éditrice du département Religion chez Longmans Green, comptait dans son comité d’organisation, outre l’éditrice Blanche Knopf, l’agent Alan C. Collins (chez Curtis Brown) et l’éditeur John Farrar. Un troisième prix, décerné en Angleterre, est également créé par Graham Greene. La dimension transatlantique de Denyse Clairouin est ainsi également soulignée par ce prix de traduction, créé et annoncé simultanément à Paris, New York et Londres, et par les réseaux que dessinent les comités d’organisation et les jurys. Dans les années qui suivent, on y trouve des figures aujourd’hui oubliées mais qui sont d’importants observateurs de la vie littéraire et culturelle transatlantique, telles qu’Henri Peyre, professeur de français à l’Université de Yale, fin observateur de la littérature états-unienne en France, l’historien franco-américain Jacques Barzun de Columbia University, ou encore les traducteurs Lewis Galantière et Jacques LeClercq (traducteur des Fleurs du mal, entre autres).