Traducteur
Éric Kahane naît le 29 avril 1926 à Rosoy-en-Multien, dans l’Oise. Son père, le Britannique Jack Kahane, est le fondateur de la maison d’édition parisienne The Obelisk Press, qui durant l’entre-deux-guerres s’offre en refuge à la littérature de langue anglaise interdite et rejetée par la censure morale anglo-saxonne. Elle accueille à son catalogue les œuvres de James Joyce, D. H. Lawrence, Radclyffe Hall, Anaïs Nin et de Lawrence Durrell, mais c’est avant tout grâce à la découverte de Henry Miller, dont Jack Kahane publie Tropic of Cancer en 1934, que The Obelisk Press passe à la postérité.
Le benjamin d’une fratrie de quatre enfants, Éric Kahane grandit à Neuilly-sur-Seine, au contact des auteurs édités par son père. Lorsque ce dernier meurt en 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, son fils aîné, Maurice Kahane, reprend la gestion de l’entreprise. L’Occupation venue, Maurice adopte le nom de sa mère, Girodias, et poursuit son activité éditoriale à Paris. Éric intègre l’école bilingue de Neuilly-sur-Seine, où enseigne Raymond Queneau, dont il restera proche. En 1943, à l’âge de 17 ans, sa famille l’éloigne de la capitale et lui trouve un emploi de valet de ferme dans la région de Rosoy-en-Multien, où elle a des attaches. Selon Girodias, il intègre l’armée américaine à la Libération et participe à la campagne d’Allemagne, avant d’être engagé comme interprète sur une base de l’US Air Force à Chantilly. À la suite de cette expérience d’un an, il parcourt le monde, devient salarié du ministère de l’Agriculture et exerce un temps la profession de journaliste.
Au début des années 1950, Éric Kahane réalise ses premiers travaux de traductions pour l’édition française du Reader’s Digest. Toutefois, c’est en inscrivant ses pas dans ceux de son frère qu’il embrasse véritablement le métier. De 1953 à 1965, Maurice Girodias dirige depuis le Quartier latin la maison d’édition The Olympia Press, qu’il a créée en s’inspirant du modèle paternel. L’enseigne publie en anglais des romans de commande pornographiques ainsi que des manuscrits refusés par les éditeurs tant britanniques qu’étatsuniens, préférant l’autocensure aux condamnations par les lois sur l’obscénité. The Olympia Press jouera un rôle important auprès du lectorat anglophone dans la médiation des œuvres majeures de Samuel Beckett, William S. Burroughs, J. P. Donleavy, Vladimir Nabokov, Jean Genet ou du marquis de Sade. En 1957, alors que son édition de Lolita (1955) vient d’être frappée d’interdiction par le ministère de l’Intérieur, Girodias fait appel à son frère Éric pour traduire un extrait du roman, qui figure au sein du pamphlet L’Affaire Lolita – Défense de l’écrivain (1957), publié pour appuyer le procès intenté par la maison d’édition au gouvernement français. C’est ce passage qui convainc l’éditeur Michel Mohrt de le choisir pour entreprendre la version française du livre de Vladimir Nabokov à paraître chez Gallimard. L’écrivain américano-russe se montre d’abord réticent à l’idée de confier cette tâche au frère de Girodias, avec lequel il est en mauvais termes. Ses réserves s’estompent après réception de la première partie de la traduction, en janvier 1958, qu’il juge de grande qualité. « Chaque ligne de Lolita est un défi au traducteur » (Edel-Roy 3), écrira Kahane, qui met près de deux ans pour parachever la rédaction du manuscrit, sous le contrôle scrupuleux d’un Nabokov parfaitement bilingue. Le roman paraît finalement chez Gallimard en avril 1959. Les honneurs critiques s’accompagnent d’un succès commercial dont bénéficiera longtemps le traducteur, qui négocia au préalable un pourcentage sur les ventes. Plus tard objet de jugements dépréciateurs, notamment de la part de Maurice Couturier, responsable d’une nouvelle traduction chez Gallimard en 2001 (Couturier 12-14), cette première édition en langue française de Lolita constitue néanmoins, pour le jeune novice, une entrée remarquée dans le monde professionnel de la traduction littéraire.
À l’orée de la décennie 1960, Éric Kahane poursuit ses travaux sous le patronage de Maurice Girodias. Pour le compte d’Olympia Press, il réalise une version anglaise de Zazie dans le métro (1959), de Raymond Queneau. En 1960, il traduit en français des romans-collages de l’artiste états-unien Akbar del Piombo (pseudonyme de Norman Rubington,), L’Anticame et Hérogénétique, afin de promouvoir l’ouverture du cabaret-restaurant de son frère, La Grande Séverine. En parallèle, il se passionne pour l’histoire amoureuse de Napoléon et de Joséphine de Beauharnais, source d’un court récit publié aux éditions du Carrousel (Un mariage parisien sous le Directoire, 1961) et d’un article, « The Eagle as a Lover », qui paraît dans le deuxième numéro de la revue Olympia (1962). Au début de l’année 1963, il entreprend la traduction du roman de William S. Burroughs, Naked Lunch, commercialisé en 1959 par Olympia Press et dont l’édition française, Le Festin nu, fait son entrée dans la collection « Blanche » de Gallimard en avril 1964. À l’occasion d’une recension dans Le Monde, l’écrivain Piotr Rawicz rend un hommage appuyé à son travail :
À travers les jeux de mots, les calembours, les néologismes et les prouesses syntaxiques, qui fusent comme un feu d’artifice le long du texte français, Éric Kahane prouve que ses rapports envers le langage sont souverains. Il prouve que dans certains cas privilégiés, loin de demeurer un art mineur, la traduction est un art réellement créateur, susceptible d’arracher aux tréfonds d’une langue qui n’est pas la langue originale de l’œuvre, des virtualités d’expression inédites et inattendues.
Cette même année, il collabore avec les éditions Julliard à la publication de Sans allusion (Nothing Personal), un livre de photographies de Richard Avedon accompagné d’un texte de James Baldwin. Toujours en 1964, il adapte pour le théâtre L’Anticame d’Akbar del Piombo et La Philosophie dans le boudoir du marquis de Sade. Ces pièces, respectivement mises en scène par Marc’O et Nicolas Bataille, sont jouées au Petit Théâtre de la Grande Séverine, situé dans la cave de l’établissement de nuit géré par Maurice Girodias. En octobre 1964, les représentations de La Philosophie dans le boudoir sont interdites par le préfet de police Maurice Papon.
Malgré cet incident, l’expérience suscite la naissance d’une vocation chez Kahane, qui va dorénavant se consacrer essentiellement au théâtre. S’il reste aujourd’hui reconnu pour sa collaboration avec le dramaturge et prix Nobel anglais Harold Pinter, dont il assurera la traduction et l’adaptation des œuvres durant plus de trente ans, il participera aussi activement à la diffusion du théâtre contemporain américain en France. Cette entreprise débute en 1965 avec l’adaptation des pièces de l’écrivain LeRoi Jones, L’Esclave et Le Métro fantôme (Dutchman), en association avec la compagnie d’Antoine Bourseiller, et qui continueront de se jouer jusque dans les années 1980. La même année, il traduit le chef d’œuvre d’Arthur Miller, Mort d’un commis voyageur, pour une série de représentations au Théâtre de la Commune. Entre la fin des années 1960 et le début de la décennie 1970, il se consacre essentiellement au théâtre britannique, mais adapte également en 1967 la pièce de l’Américain William Hanley, Danse lente sur un champ de bataille, ainsi qu’en 1972 L’Ami des nègres de Georges Tabori, peinture amère de l’Amérique libérale dans l’après-coup du mouvement des droits civiques. « Le mot n’est important, final, définitif, que s’il fonctionne sur scène », dira Éric Kahane, pour qui le théâtre, « fait pour être vu et entendu plutôt que lu », est avant tout affaire d’oralité (Kahane, 1987). La plupart de ses traductions connaîtront néanmoins les honneurs du livre, principalement chez Gallimard (Harold Pinter, LeRoi Jones, Edward Bond), et aux éditions de la revue spécialisée L’Avant-scène (Alan Ayckbourn, Joe Orton, Brian Clark).
En 1970, il renoue brièvement avec son frère qui le place à la direction de la collection « Olympia », à l’enseigne Marie-Concorde de Christian Bourgois. Cette collection se donne pour ambition de diffuser le meilleur du catalogue pornographique d’Olympia Press auprès du lectorat français. Il y traduit deux romans, Écran de Barry Malzberg et Tite Belle de Robert Turner, tous les deux en 1970. Les quatorze titres de la collection sont interdits à des degrés divers par le ministère de l’Intérieur, entraînant son arrêt précoce à l’été 1971. Loin de s’avouer vaincu, Maurice Girodias fonde alors La Nouvelle Société Olympia, porteur de projets moins risqués à l’égard de la loi. Son cadet sert d’intermédiaire pour recruter des collaborateurs, et contacte ainsi Emmanuelle de Lesseps, traductrice et membre du MLF, pour effectuer la version française du brûlot féministe de Valerie Solanas, SCUM Manifesto, qui sera publiée à l’hiver 1971 (Dryef, 2020).
Cette même année, Éric Kahane commence une nouvelle carrière d’adaptateur pour le cinéma. Il débute avec le film de Jerry Schatzberg, Panique à Needle Park, pour lequel il est recruté en raison de son travail sur Le Festin nu :
J’avais traduit à l’époque Naked Lunch de William Burroughs […]. Tout d’un coup, j’ai été considéré comme une sorte d’expert en matière de drogue et quand il a été question de présenter The Panic in Needle Park à Cannes, on a fait appel à moi. Et par hasard donc, je me suis retrouvé à faire les sous-titres de ce film sans rien connaître sur le plan technique (Grugeau 26).
François Truffaut le recommande à Stanley Kubrick pour le doublage d’Orange mécanique. Par la suite, il supervise le doublage et le sous-titrage de plus de 250 films (Silber, 1999) parmi lesquels Maison de poupée (1973) de Joseph Losey, La Guerre des Étoiles (1977) de George Lucas, Un mariage (1978) de Robert Altman, Il était une fois en Amérique (1984) de Sergio Leone, Les Liaisons dangereuses (1988) de Stephen Frears, Le Festin nu (1991) de David Cronenberg et Reservoir Dogs (1992) de Quentin Tarantino.
Éric Kahane n’abandonne cependant pas les planches et s’essaie même à la mise en scène avec, entre autres, Le Monte-plats de Harold Pinter (1976) et Clarence Darrow (1978) de David W. Rintels, pièce consacrée à la vie du célèbre avocat américain, défenseur du mouvement ouvrier, adversaire de la peine de mort (procès Leopold et Loeb en 1924) et principal acteur du « Scopes Monkey Trial » (1925), qui occasionna un vif débat national sur l’enseignement de la théorie de l’évolution aux États-Unis. En 1983, il écrit une pièce, Spartacus ou L’utopie désespérée, publiée dans la revue L’Avant-Scène et montée la même année par Jacques Weber au Théâtre du Huitième à Lyon. Au cours des années 1980, il continue de s’intéresser au théâtre américain, adaptant en 1984 Le Baiser de la veuve d’Israël Horovitz. Au milieu de cette décennie, il se recentre sur sa collaboration avec Harold Pinter. En 1994, il est nommé pour le Molière de la meilleure adaptation pour Le Retour du dramaturge anglais, mise en scène par Bernard Murat au Théâtre de l’Atelier. Éric Kahane exerce jusqu’en 1998 avant de décéder un an plus tard, le 5 octobre 1999, à Clichy. Au lendemain de sa mort, les journaux français (Les Échos, Le Figaro, Le Monde, Libération) et étrangers (The Independent) célébreront celui sans qui « le paysage théâtral des trente dernières années n’aurait pas été le même » (Les Échos 66), soulignant par ailleurs l’importance de son œuvre de passeur, laquelle, du roman à la scène jusqu’au cinéma, participa tant à la transmission de la création anglo-saxonne du XXe siècle en France.