Traductrice plus que prolifique – plus de mille références (traductions et rééditions) dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France à son actif – France-Marie Watkins fait partie de ces passeurs de culture passés inaperçus dans le monde de la recherche par leur engagement entier dans un domaine largement dépourvu de pouvoir de consécration intellectuel : la traduction de littérature populaire.
À en croire un outil de recherche institutionnel comme idref.fr, la date de naissance de France-Marie Watkins est inconnue. Si elle a bien une page Wikipédia, peu fournie, à son nom, portant sur son travail de traductrice de science-fiction et pour la « Série Noire », nulle trace d’éléments biographiques hormis la brève évocation de deux participations à l’émission télévisée culte Les cinq dernières minutes en 1959-1960. Ces épisodes nous laissent le portrait et la voix d’une femme invitée en tant que témoin experte en sa capacité de professionnelle ayant, selon la présentation par l’acteur principal Raymond Souplex, traduit énormément de romans policiers. C’est vers les sources généalogiques et archivistiques que nous nous tournons pour étoffer son parcours d’une rive de l’Atlantique à l’autre, au prix de nombreuses lacunes.
Tout d’abord, ces sources généalogiques permettent d’évacuer une incertitude quant au nom de la traductrice, identifiée dans diverses sources bibliographiques sous le nom de Watkins, Roucayrol, ou encore Watkins-Roucayrol ou Roucayrol-Watkins. À sa naissance, elle s’appelle Françoise-Marie Watkins. D’après son dossier de sécurité sociale américain en date de 1963, elle naît le 25 novembre 1917 à Nashville, Tennessee, d’un père américain, Robert Carroll Watkins, et d’une mère française, Jeanne-Marie Saurin. Son père, né en 1864, demande un passeport en 1900 pour voyager en France en tant que journaliste : c’est peut-être à cette occasion qu’il rencontre Jeanne-Marie Saurin, née en 1887 à Bône (Algérie). Il renouvelle sa demande de passeport en juillet 1915 pour ramener son épouse, qui réside avec ses parents en France, aux États-Unis, puis de nouveau en 1917 pour un voyage d’affaires en tant que représentant d’un grossiste en bois de construction. Il décédera en France en janvier 1918 : sa fille unique n’a alors pas tout à fait deux mois.
Le nom de la jeune Américaine paraît dans la presse française pour la première fois à l’âge d’un mois, lorsque sa mère verse dix francs en son nom aux maisons claires pour « les enfants pauvres de nos soldats » (Annales politiques et littéraires, 24 janvier 1918). Elle grandit entre la France et les États-Unis : jeune adolescente, son nom figure dans les listes de passagers faisant le voyage Le Havre – New York en paquebot en 1930 et en 1933. En août 1949, Françoise-Marie Watkins épouse Georges Roucayrol, agent de fabrique né à Paris en 1921. À cette occasion elle renonce à la citoyenneté française à laquelle elle a droit. Elle se décrit dans la déclaration de répudiation de la nationalité comme artiste-peintre domiciliée à Chicago, résidant actuellement à Paris. Comme nous l’avons vu, elle maintient son identité administrative américaine en déposant un dossier de sécurité sociale en 1963. Elle décédera à Boulogne-Billancourt en 1995.
C’est surtout à travers ses nombreuses traductions que l’on pourra mieux connaître France-Marie Watkins. Elle débute sa longue carrière au milieu des années 1950 en traduisant pour la « Série Noire » un polar de Day Keene, Homicidal Lady, sous le titre Ciel, ma femme ! Elle résidait a priori à Paris à cette époque car c’est dans ces années qu’elle participe aux émissions de la RTF, tournées dans un studio de la capitale. Si on ne connaît pas les raisons de cette entrée en écriture, il est à penser qu’elle faisait partie du réseau de Maurice Edgar Coindreau : d’après le catalogue de la Bibliothèque Nationale de France, elle partage avec lui le pseudonyme de « C. Tobewatner » pour la traduction de romans noirs. Dès cette première traduction, France-Marie Watkins cherche consciencieusement à reproduire les registres de la langue familière américaine. Day Keene (1904-1969), auteur culte de romans noirs, situe ses textes dans le milieu rural des petits blancs sans ressources. France-Marie Watkins passe par le tutoiement, les élisions, et un lexique familier, le tout relevant de l’oralité, pour reproduire les effets de langage de l’américain : sur le rabat de sa première traduction on peut lire « Pauvre petit procureur ! T’en a fait des belles ! T’as condamné un innocent, et l’innocent a grillé sur la chaise ! […] Les copains hésitent à te serrer la pince » (Ciel, ma femme !, 1955, s.p.). Elle devient rapidement un pilier de l’équipe de traducteurs pour la Série noire, équipe dont Marcel Duhamel défend le professionnalisme dans une lettre à François Truffaut en 1965 :
Vous avez dit en substance que les traductions Gallimard étaient faites à la va-vite, sans soin, bref, disons le mot, du travail à la chaîne… Je m’insurge d’autant plus vivement contre ces assertions que nos traductions sont précisément confiées à une équipe de traducteurs de talent choisis après des textes difficiles, pour être ensuite revues et corrigées avec un soin minutieux. (cité dans Rolls, Sitbon et al., 15)
L’inventivité lexicale de France-Marie Watkins a effectivement attiré l’attention de chercheurs spécialistes de l’aventure Série noire (Giraud et Ditalia 1996). C’est à elle que revient l’expression « une rebecca de tonnerre » [un énorme scandale] dans sa traduction de The Killer Inside Me (1952) de Jim Thompson, reflet d’un argot parisien éphémère qui faisait la joie des adeptes de la série, comme en témoigne François Forestier en 2021 :
En août 1960, sur le petit tourniquet de la librairie de la rue Hébert, à Clamart, tous les jours il y avait un nouveau Série Noire d’occasion, vendu 1 franc. Pour les gosses qui ne partaient pas en vacances, comme moi, c’était du pain bénit. Dévoré dans la nuit, le bouquin venait rejoindre l’étagère destinée aux polars, classés par ordre alphabétique dans ma chambre. La lettre « K », à elle seule, grandissait à vue d’œil : Day Keene publiait à la vitesse d’un train express.
Traductions en série, exécution rapide, travail assez mal payé – 50 000 francs, soit 1 500 euros le roman : une comparaison détaillée textes originaux/textes traduits a de quoi faire mentir Marcel Duhamel, surtout sur le plan macro. Les textes faisaient l’objet d’une importante intervention éditoriale en amont de la traduction pour les formater aux attentes de la nouvelle série : coupes sauvages, réécritures pour recréer du lien là où des pages entières disparaissaient. Dupuis offre la saisissante image d’un roman dans la collection de la Bibliothèque des Littératures Policières à Paris, formaté pour la traduction avec des pages entières barrées en noir. Pourtant, sur le plan micro, si le sens est rendu de manière défaillante par moments, les traductions ne sont pas dénuées de vivacité. Forestier (2021) fournit la comparaison d’un paragraphe du roman de Day Keene Joy House (1955), traduit la même année par Watkins sous le titre Vive le marié. Le texte américain personnalise la mort de manière frappante : « Death was a leggy brunette with a diamond as big as a dime, your diamond on the third finger of her left hand. Death was a compilation of lovely curves and hollows and soft white flesh, all inside of a $ 3000 mink coat that wasn’t big enough to hide three bullet holes under one pear-shaped breast ». La version française est tout aussi imagée : « La Mort était une brune aux jambes fuselées, avec un diamant grand comme un bouchon, au quatrième doigt de la main gauche. La Mort était un composé de courbes et de creux ravissants et de chair blanche et douce, enveloppé dans un vison de trois mille dollars, pas tout à fait assez ample cependant pour dissimuler trois petits trous sous un sein pigeonnant ».
Ces premiers pas dans l’écriture marquent le début d’une longue carrière dans la traduction de la littérature populaire, d’abord dans le polar – elle écrira elle-même un roman policier, Étranges aveux, publié en 1957 au Masque sous le nom de F.M. Roucayrol – puis en s’ouvrant à la science-fiction, où elle est le prête-plume français de Clifford Simak, Isaac Asimov, Arthur C. Clarke, Philip K. Dick, Marion Zimmer Bradley, pour le compte de divers grands éditeurs parisiens, dont Albin Michel, J’ai Lu, Denoël … Elle continue également à traduire avec un profil de généraliste, travaillant parfois vers l’anglais (Patrice Boussel, The D-Day Beaches Pocket Guide, Béranger, 1964). Mettons une année de sa carrière sous la loupe : pour la seule année 1970, le catalogue de la Bibliothèque Nationale de France fait état d’une actualité traductive florissante, avec trente-deux notices, dont plusieurs rééditions de polars, (auto)biographies (du chirurgien sud-africain Christiaan Barnard, Mary Barelli Gallagher, secrétaire personnelle de Jacqueline Kennedy, Sharon Tate), romances historiques (l’auteur britannique Norah Lofts), romans d’espionnage (la série Chris Cool de Jack Lancer, parue en France chez Hachette de 1970 à 1973), des livres de sexologie et d’ufologie…
Ce régime de traduction à plein temps va-t-il tarir l’inventivité lexicale dont France-Marie Watkins fait si brillamment preuve en début de carrière ? La traduction au kilomètre nécessaire pour maintenir une telle productivité ne risque-t-elle pas de tourner au procédé ? C’est en tout cas ce que laisse croire une traduction phare des années 70, lue encore de nos jours, Go Ask Alice (1971)/L’herbe bleue (Presses de la Cité, 1972 pour la traduction française). Ce texte précurseur de la littérature young adult, mettant en scène la descente aux enfers (largement fictionnalisée) d’une jeune toxicomane, adopte le lexique et le registre adéquats à son sujet. À la lecture de la traduction française, on peut légitimement évoquer l’erreur de casting : la traductrice, désormais cinquantenaire, peine manifestement à trouver le ton juste, ayant régulièrement recours à des notes de bas de page pour le lexique de la drogue qu’elle renonce à traduire (benny, dexy…) et édulcorant le ton de l’adolescente en dérive. De nombreuses références culturelles sont francisées, voire omises. Le registre est ennobli tout au long du texte : « If only parents would listen! If only they would let us talk instead of forever and eternally and continuously harping and preaching and nagging and correcting and yacking, yacking, yacking! » devient « Si seulement les parents voulaient bien écouter ! Si seulement ils nous laissaient parler au lieu de nous sermonner, de nous corriger, de crier et de parler, parler, parler ! » Par ailleurs, la traductrice se trompe lourdement parfois sur le nouvel argot de la contre-cultureaméricaine : « Daddy thinks I’m blowing his image as the college dean. He even yelled at me at the table last night for saying ‘man’ » devient « Papa estime que je lui fais du tort, et hier soir il m’a même crié à table et il m’a engueulée parce que je disais ‘papa’ ».
Ne lui jetons toutefois pas trop vite la pierre : nous touchons là sans doute aux confins de la possibilité du bien traduire à une époque où des ressources faciles d’accès n’existent pas encore. Rappelons également que de telles traductions sont souvent effectuées sous pression dans des délais très courts ; le traducteur fait partie, ne l’oublions pas, d’une chaîne éditoriale et ne choisit pas toujours son rythme de travail. Quoi qu’il en soit, même imparfaite, cette traduction trouve largement son public, puisqu’elle sera rééditée jusqu’en 2003. Il est difficile de situer la fin de carrière de France-Marie Watkins avant son décès en 1995, tant les rééditions de ses traductions sont nombreuses. Elle est encore active au début des années 1990 lorsqu’elle traduit les thrillers de Tom Clancy pour l’éditeur Profrance. Ses traductions pour la Série noire sont encore publiées de nos jours dans des versions révisées. Après une carrière d’environ trente-cinq ans vécue dans l’anonymat, c’est une passeuse exceptionnelle de culture populaire qui passe le bâton.