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Francis VIELÉ-GRIFFIN (1864-1937)

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Crédits : F. Vielé-Griffin, portrait de Jean Veber, 1898. Domaine public.

Les œuvres complètes du poète américain Francis Vielé-Griffin rééditées par Slatkine ont pour particularité de n’inclure aucune de ses traductions de l’anglais. Or il est l’un des premiers traducteurs de Stephen Crane et de Walt Whitman. Il traduit le premier en collaboration avec Henry Davray (Crane) en 1911 après avoir établi sa réputation de traducteur par ses traductions de Whitman, auxquelles est consacré ce qui suit. Il est vrai qu’il a traduit ce dernier dans de « petites revues » (Lachasse 119-141) du tournant du siècle : la Revue indépendante, La Cravache parisienne, Entretiens politiques et littéraires, L’Ermitage, Occident, supports généralement négligés, y compris des spécialistes, car exigeant un dépouillement minutieux (Erkkila). Or c’est bien dans ces périodiques littéraires que sont publiées nombre de traductions originales. Celles de Whitman par Jules Laforgue parues dans La Vogue sont souvent citées pour leur influence sur le développement du vers libre et sur la réception française de Whitman ; c’est au détriment de celles de Vielé-Griffin.

En 1884, (Madame) Léo Quesnel déclare que « Whitman traduit n’est plus Whitman » (« Poètes américains » 1884, 215) dans la Revue politique et littéraire (la « Revue bleue »), avant de traduire « With Antecedents » dans la Bibliothèque Universelle et Revue Suisse, non sans reproduire l’original en précisant « s’éloigner du mot à mot » pour « ne traduire que l’idée », se trouvant démunie devant « ces formes bizarres », « ces vers de trente syllabes qui ne sont pas à proprement parler des vers » (« Poètes américains » 1886, 291). Sa traduction, somme toute respectueuse de l’unité de chaque vers, pointe le défi de toute traduction poétique vers le français à la fin du XIXe siècle, à un moment de bouleversement des formes traditionnelles. Pour leur part, Laforgue et Vielé-Griffin sont les premiers à traduire intégralement certains poèmes de Whitman jusqu’alors traduits sous forme fragmentaire (Bentzon 565-582 ; Blémont  53-55), en plus d’être de talentueux praticiens du vers libre. « [C]e sont le plus souvent des poètes traducteurs francophones – plus que français au sens strict – qui franchissent le pas », remarque Christine Lombez (108), étudiant l’incidence de la traduction sur le déploiement du vers libre. C’est toutefois en poète débutant que Vielé-Griffin traduit Whitman, accompagnant ses traductions de micro-écrits critiques laissant entrevoir un théoricien assuré. Avec d’autres poètes contemporains, il contribue à établir des pratiques traductives toujours valides en matière de poésie. Ce qui suit est donc consacré à présenter la figure d’un traducteur méconnu et les ambitions qu’il se fixe en la matière. Héritier de traducteurs et de critiques n’ayant pas toujours différencié les aires géographiques, préférant privilégier la poésie publiée en langue anglaise, no matter where it comes from, Vielé-Griffin affirme toutefois d’entrée de jeu la spécificité d’une traduction « de l’américain » pour Whitman, sans doute parce qu’il a également traduit A. C. Swinburne et « La Damoiselle élue » de Dante Gabriel Rossetti en 1924.

Le poète franco-américain

D’ascendance en partie française, il naît à Norfolk (Virginie) et s’installe en France avec sa famille en 1872. Élève brillant au Collège Stanislas, il se tourne vers la poésie et devient, avec Gustave Kahn, l’un des théoriciens du vers libre dans les années 1880. Ami de Mallarmé, d’Henri de Régnier, d’Émile Verhaeren et bientôt d’André Gide et de Paul Valéry, il collabore aux petites revues où se diffuse la poésie avant-gardiste et le futur symbolisme. Dès 1885, il publie de la poésie dans Lutèce (1885-1886), et collabore brièvement aux Écrits sur l’art (1887) avec un autre poète franco-américain, Stuart Merrill. Son nom est mentionné comme contributeur de La Pléïade (1886-89), La Vogue (2e série) dirigée par Gustave Kahn en 1889, aux côtés de Régnier et Félix Fénéon. Dans le mensuel liégeois La Wallonie (1886-1892), il retrouve ses contemporains français et belges. Il publie ses premiers recueils : Cueille d’avril (1886), Les Cygnes : poésies, 1885-86 (1887), le poème dramatique Ancaeus (1887), et inaugure sa pratique du vers libre dans Joies : poèmes, 1888-1889 (1889) dont la préface présente sa conception caractérisée par une grande souplesse doctrinale.

En mai 1888, dans La revue indépendante, il traduit « Laus Veneris » (Swinburne) en vers libres, avant de publier ses premières traductions de Whitman en novembre 1888, « Poèmes traduits par Francis Vielé Griffin [sic] ». Fondée par Georges Chevrier avec Félix Fénéon comme rédacteur en chef, la revue a été le fer de lance du naturalisme jusqu’en juin 1885. Relancée en octobre 1886, ouverte aux traductions, elle promeut le symbolisme naissant, sous la direction d’Édouard Dujardin, inventeur du monologue intérieur, puis de Gustave Kahn, en 1888.

Aux côtés de Paul Adam et d’Henri de Régnier, Vielé-Griffin cofonde la très anarchisante revue Entretiens politiques et littéraires (1890-93). Rédacteur en chef, il y publie d’autres traductions de Whitman et apprécie de façon tranchante les traductions de ses contemporains, ayant une idée nourrie de son approche de la langue et de ce qu’elle doit être. Il collabore à L’Ermitage (1890-1907), autre revue littéraire de « jeunes » dirigée par Henri Mazel, publiant principalement de la poésie non versifiée sur fond d’apolitisme prudent jusqu’en 1892, où il la rejoint totalement, l’aide financièrement lorsqu’elle perd en popularité avant de brièvement fusionner avec la revue belge Antée en 1907. Le xxe siècle le voit continuer son « œuvre poétique à laquelle [il se] dédiai[t] pourtant sans retour, comme à la joie, même, de vivre et dans laquelle [il a] vécu » (Vielé-Griffin, Souvenirs d’enfance 176). Il collabore aux revues du siècle nouveau – Occident (1902-1914), La Phalange (1906-1939) la Grande Revue (1898-1940), Vers et prose (1905-1928), la Revue de Paris (1894-1970) – avant de trouver une certaine reconnaissance institutionnelle en devenant membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, et cofondateur de l’Académie Mallarmé en 1937.  Il sera également président du « Comité de Whitman » créé par Sylvia Beach en 1926. C’est dire son importance dans la réception française d’un Whitman à l’« internationalisme » (Grünzweig 2024) avéré.

Traducteur de Whitman

C’est vraisemblablement après avoir lu les premières traductions de Laforgue dans La Vogue à l’été 1886 que Vielé-Griffin décide de traduire Whitman.  Le 26 avril 1888, il écrit à ce dernier pour lui demander quelle édition il souhaite le voir utiliser, à défaut de l’édition « ridiculement “expurgée” publiée par Chatto & Windus » (« Francis Vielé-Griffin to Walt Whitman », 26 avril 1888, je traduis) et mentionne deux traductions de Laforgue. Sa lettre indique assez comment il comprend les enjeux d’une traduction poétique : vierge de toute censure éditoriale, elle doit se fonder sur les textes originaux. La revue indépendante n’indique-t-elle pas qu’elle « manquerait à son programme si elle faisait subir aux œuvres qu’elle publie aucune rectification ou coupure » (Anon. « Note » 290) ?

En recevant la missive, Whitman signale au poète et essayiste Horace Traubel n’avoir jamais été traduit en français autrement que fragmentairement ou oralement (Traubel, Tuesday, May 8, 1888). Devant Horace Traubel, il évoque les traductions de Laforgue (Traubel, Wednesday, May 9, 1888), rejette toute édition caviardée, mais ne répond pas immédiatement (Traubel, Wednesday, May 9, 1888). Dans la Revue indépendante, Vielé-Griffin choisit de traduire « Faces », « A Locomotive in Winter » « The World below the Brine » – soit des poèmes énumératifs ou catalogues célébrant la beauté du monde en vers libres – sous les titres : « Visages », « Une locomotive en hiver », « Un monde… » (« Poèmes traduits par Francis Vielé Griffin [sic] » 271-286). Laforgue avait proposé une traduction où chaque vers whitmanien fonctionnait comme une unité autonome. Vielé-Griffin fait de même mais regroupe les vers en tercets, joue sur la ponctuation (tirets, points virgules et d’exclamation) pour rythmer l’exubérance whitmanienne et faire sonner l’exaltation exprimée par les monosyllabes. La disposition typographique prend en charge ce que la métrique échoue à transmettre mais au prix d’une certaine distorsion de l’original. En 1892, La Wallonie commentera pourtant que sa « version en était excellente, d’une langue exacte et abondante. » (H. R. « Les livres », 63) Le marqueur de traduction est intéressant : là où Laforgue insistait sur « l’étonnant poète américain », Vielé-Griffin insiste sur la langue : « traduit de l’américain par Francis Vielé-Griffin ».  C’est dire l’attention qu’il porte aux variétés linguistiques.

Sa traduction pousse Gabriel Sarrazin, autre passeur et traducteur de la littérature de langue anglaise en revues, à écrire à son tour à Whitman pour lui signaler la publication de sa propre étude dans la Nouvelle revue (Sarrazin « Poètes modernes de l’Amérique » 164-84), laquelle sera publiée en version augmentée dans La renaissance de la poésie anglaise (Sarrazin 235-78). Prenant le contrepied des critiques déplorant l’insubordination poétique et l’inculture de Whitman, il en fait un hégélien, l’assimile aux mystiques orientaux et le lit surtout comme un poète cultivé. Il comprend la poésie à partir d’une perspective linguistique plutôt qu’aréale.

Le 23 février 1889, Whitman évoque l’envoi à Vielé-Griffin d’un exemplaire de l’édition McKay de Leaves of Grass resté sans réponse (Traubel, Saturday, February 23, 1889). Vielé-Griffin semble avoir oublié ses traductions mais il n’en est rien, puisqu’en juin, il traduit l’émouvant poème catalogue « There Was a Child… » sous le titre « Ruisseaux d’automne (Fragment) » dans l’hebdomadaire La cravache parisienne en signant « F. Vielé » (Whitman « Ruisseaux d’automne (Fragment) », 1).

Dans Entretiens politiques et littéraires, il traduit plusieurs écrits de Whitman. « To a Foil’d European Revolutionaire », triptyque célébrant les révolutions de 1848 à travers l’encouragement fervent donné aux combattants et combattantes, retouché par le poète jusqu’en 1870, devient « A quelque révolutionnaire d’Europe dans la défaite par Walt Whitman » (Whitman Autobiographie,219-20). Toutefois, c’est la version de 1867 qui est traduite, Vielé-Griffin omettant (ou laissant échapper l’occasion de traduire) les appels directs à la révolte inaugurant chacune des 3 strophes (« Revolt! and still revolt! revolt! » ; « Revolt! and the downfall of tyrants! » ; « Revolt! and the bullet for tyrants! »). « What we believe in » : Whitman a laissé plus obscur ce que son traducteur explicite : « [La liberté] en qui nous avons foi ». Il est pris en défaut par la ponctuation lorsque « the strongest throats are still, choked with their own blood, » devient « les plus fortes gorges ont été étouffées de leur propre sang ».

À la mort du poète, il traduit son Autobiographie en s’inspirant de la notice parue dans le New York Herald avant de conclure par un hommage à Laforgue doublé d’une flèche de Parthes destinée à l’édition française encore frileuse devant l’Américain : « J’ai offert il y a deux ans pour rien une traduction de Whitman à l’éditeur Savine, il me fut gracieusement répondu que l’auteur de Brins d’Herbe était “trop peu connu”. » (Vielé-Griffin « Autobiographie », 169) Quant à Sarrazin, la charge est directe : « Nous avons démontré que M. Gabriel Sarrazin (au moment précis où il “traduisait” Whitman et Coleridge) ignorait littéralement la langue anglaise » (Vielé-Griffin « Notes et notules », 188). Incapable de traduire une langue (ou peut-être une variété) qu’il ignore, Sarrazin a exploité Whitman pour accroître son propre capital culturel, ce qui semble insupportable au poète bilingue qu’est Vielé-Griffin, au moment même où, s’adressant au traducteur et critique Théodor de Wyzewa le 26 avril 1892, il évoque la possibilité d’une traduction chez Perrin en lui demandant à « quelles conditions », avant de préciser qu’il cherche à « “regagner” [s]on petit pour cent sur les sommes qu’a déjà coûtées notre beau métier ». (Vielé-Griffin, lettre du 26 avril 1892) Le projet ne verra pas le jour.

Dans ses « Notes et Notules » souvent polémiques, Vielé-Griffin évoque la traduction de Poèmes et Ballades de Swinburne par Gabriel Mourey, « que nous eûssions préférée [sic] purgée de multiples petites tares » (Vielé-Griffin 1890, 280). L’appréciation s’oppose à la qualification quelque peu hyperbolique de Pastels en prose où « M. Stuart Merrill a prestidigieusement [sic] traduit en anglais des pages choisies de Baudelaire, Louis Bertrand, Mallarmé, de l’Isle Adam, de Banville, de Régnier, Huysmans, Mikhaël » (280), témoignant de ses exigences en matière de précision de traduction.

Quelques années s’écoulent avant que Vielé-Griffin revienne à la poésie whitmanienne avec « Le Chant de la hache » (« Song of the Broad-Axe ») publié dans L’Ermitage (1899, 293-308). Faisant précéder sa traduction d’une « Note » signée « le traducteur », il présente Whitman comme un « homme sans culture et sans “classes” », refusant de s’engager « à tâtons dans le labyrinthe des syntaxes, des prosodies officielles et de l’art livresque du bien dire. » (293) Au contraire : « Avec un aplomb viril et une vigueur de conviction à l’épreuve de toute critique, Walt Whitman est lui-même – absolument, crûment, superbement lui-même. » (293) C’est là souligner la radicalité langagière et subjective du poète et l’aligner avec l’entreprise poétique que Vielé-Griffin s’est fixée : le « strict respect de l’individualisme, seule forme féconde de l’Art et de la Pensée. » (Vielé-Griffin « Avertissement », 2)

Scribe ou adaptateur?

Toutefois la radicalité whitmanienne est celle d’un aristocrate, non d’un plébéien : « cette voix pleine et inculte reste incomprise de la Démocratie qu’elle exprime et ne trouve pour l’écouter, tant l’art est aristocratique, que les plus délicats d’entre les lettrés anglicisants : un Swinburne, un Rossetti. » (Whitman « Le Chant de la hache », 293) Aussi Vielé-Griffin adopte-t-il la position du scribe, par-delà celle du traducteur, afin d’apparier l’aristocratisme américain à la culture française, usant d’un étonnant paradoxe où la démocratie américaine devient vectrice d’élitisme relayé par la médiation de l’Esthétisme britannique. « Notre culture française est, semble-t-il, trop affinée pour que Whitman ne soit compris et goûté de plusieurs. C’est pour eux que nous transcrivons cette traduction du Chant de la Hache, qui sera suivie de celle des Lilas, poème d’une toute autre tonalité et qui passe pour le chef d’œuvre du poète. » (293)  

Toutefois la transcription, pour intégrale qu’elle soit, n’est pas exempte d’esthétismes, de néologismes (les « immensurés pâturages », 294), voire d’anglicismes. L’usage du vocabulaire spécialisé des métiers de la construction et du bâtiment nuit parfois à la fluidité du texte. Il est aussi curieux de découvrir qu’un latiniste comme Vielé-Griffin traduit « equanimity » par « égalité » (Whitman « Le Chant de la hache », 301), ou qu’il tende vers l’explicitation en traduisant « Shapes of Democracy total, result of centuries » par « Forme multiple de la Démocratie intégrale… » (321).

Il n’en demeure pas moins que son activité contribue à diffuser la poésie whitmanienne et à faire connaître le poète. Après lui, Henry Davray, autre passeur bilingue de la littérature britannique à travers ses chroniques consacrées aux « Lettres anglaises » dans le Mercure de France, et le jeune Daniel Halévy (1872-1962) traduisent des poèmes de Whitman, respectivement dans La Plume (1901) et Pages Libres (1901).

Vielé-Griffin collabore pour sa part à Occident qui luioffre le luxe de « transposer » « When Lilacs Last in the Dooryard Bloom’d » sous le titre « Thrène pour le président Lincoln » en plaquette à 100 exemplaires. Déjouant les attentes, il choisit de traduire le poème en alexandrins plutôt qu’en usant du vers libre et justifie son choix dans une note signée « « F. V.-G. » :

On n’a pas traduit ce poème, on l’a transposé. Le vers libre français, enveloppe verbale d’une exaltation lyrique, ne saurait vêtir que l’idée émotive qui la dicta ; aussi bien une prose proche et vétilleuse ne pourra suivre que l’élocution d’un texte parfait, telle la laus Veneris [sic] de Swinburne, par exemple. Le souffle de Whitman, large mais fruste, ne se soutenant pas sur la richesse d’une langue voulue et châtiée, il nous a paru bon de choisir pour y balancer ce sublime chant de deuil, le rythme funèbre de notre “alexandrin” dont la monotonie, ailleurs, trop souvent intolérable, reste strictement adéquate aux pompes d’un thrène.

Pour le théoricien et praticien du vers libre qu’est Vielé-Griffin, l’alexandrin supplée paradoxalement à la façon « fruste » de Whitman, puisqu’il possède le rythme le plus adapté à l’expression du deuil. Ce n’est pas tout car les tercets whitmaniens deviennent des quatrains où dominent les étoffements et l’usage des substantifs caractéristique de la poésie française de l’époque :

Excédant la domestication chère au traductologue Lawrence Venutti, Vielé-Griffin traduit en effet moins qu’il n’adapte la poésie américaine aux formes de la poésie française classique, incorporant en quelque sorte l’héritage whitmanien pour construire l’Américain comme poète « classique » à une époque où le débat entre romantisme et classicisme dans la poésie française est tout sauf tranché. Comme le suggère Nina Hellerstein, « la régularité́ conventionnelle des alexandrins de Vielé-Griffin fausse profondément le ton de sincérité rude mais angoissée si caractéristique de l’individualiste Whitman » (46-50). Son usage de l’alexandrin est une prise de position dont Claudel s’offusque avant de refuser de participer au projet éditorial d’André Gide d’un choix de poésies de Whitman pour la Nouvelle revue française.

« Thrène » paraît au moment où Léon Bazalgette (1873-1928) publie sa biographie romancée de Whitman (1908), un an avant sa traduction de Feuilles d’herbe en 1909, laquelle refoule les « brins » laforguiens, pour consacrer le « whitmanisme » du début du siècle (Ghéon 1053-61 ; Guilbeaux 576-77) marqué par sa publication de Poèmes de Walt Whitman en 1914. C’est à ces éditions et surtout à la vision d’un Whitman socialiste romantique, comme on l’entend au xixe siècle, que fait pièce Walt Whitman : Œuvres choisies réunissant des traductions de Gide, Jean Schlumberger, Jules Laforgue, Louis Fabulet, Vielé-Griffin et Valéry Larbaud (Whitman 1918). Certains traducteurs (Laforgue, Gide) appartiennent peu ou prou à la génération qui avait fait ses armes dans les revues des années 1880 et 1890, d’autres appartiennent à la génération qui fait les siennes dans la NRF, comme Fabulet et Schlumberger. Retardée par la Grande Guerre, une autre époque de la réception française de Whitman commence. Vielé-Griffin contribue à cette première anthologie en republiant les traductions de la Revue indépendante et de L’Ermitage (« Le chant de la hache », « Un monde » figurant dans « Épaves », « Visages » et « A une locomotive en hiver » figurant dans « De Midi à la nuit étoilée ») fort peu modifiées : la ponctuation est légèrement retouchée mais la disposition typographique est similaire à l’original.

Langue et patrie

Que reprochait Vielé-Griffin à Sarrazin en 1892, sinon de n’avoir pas cette double compréhension de la langue – anglaise et française – de n’être pas bilingue comme Stuart Merrill et lui-même le sont, et de n’être pas poète ?  Car enfin, en 1891, alors que Remy de Gourmont a déclenché une polémique en s’en prenant au « Joujou patriotisme » (Gourmont 193-198), Vielé-Griffin répond en donnant un sens nouveau à la patrie désormais distinguée de tout ancrage territorial. La patrie est la langue ainsi définie : « c’est la vie perpétuée des générations ; le lien qui va de bouche en bouche, de cœur en cœur, de cerveau en cerveau ; l’harmonie continue … œuvre commune où le plus humble collabore » (Vielé-Griffin « Patrie », 121-22). Chacune des langues a sa spécificité et chacune détermine un rapport singulier du locuteur, comme il l’écrira à la fin de sa vie. Revenant sur son quadrilinguisme partiel, il différencie plus finement la langue anglaise marquée par « les mots de l’enfance et de la tendresse maternelle, les premiers rythmes », et la langue française « toute d’esprit, éloquente jusqu’au paradoxe, [qui] m’en imposait du sourire ambigu et défiait de sa phrase nette et claire, si peu lyrique vraiment, si peu apte à l’expression de ma gravité sentimentale » (Vielé-Griffin Souvenirs d’enfance…, 175).

Or les langues ne fusionnent pas, au plus évoluent-elles de façon distincte : « Abolissez les frontières ; unissez vos commerces ; confondez vos arts plastiques … il est une chose rétive à toute fusion et c’est la langue accomplie et l’or du Verbe qui ne veut et qui ne peut se muer que selon les lois de ses éléments constitutifs – l’or du Verbe : la Patrie. » (Vielé-Griffin « Patrie », 122) Ce qui fait patrie pour le poète traducteur qu’est Vielé-Griffin, c’est « l’or du Verbe », soit la poésie. Cette dernière ignore l’histoire des nations, elle est patrie de mots diffractée en autant de langues, voire d’idiolectes qu’il y a de poètes : « Shakespeare, Shelley, Poe sont toutes les Angleterres » (122).  Sans doute ce pluriel est-il le plus représentatif de la question à laquelle se confronte le traducteur selon Vielé-Griffin : comment faire harmonieusement résonner chacune de ces « Angleterres » ?

Notice et bibliographie établies par Bénédicte CosteProfesseure de littérature victorienne, Université de Bourgogne, Centre Interlangues TIL (UR 4182)
Pour citer cette notice : Notice Francis VIELÉ-GRIFFIN (1864-1937) par Bénédicte Coste, Dictionnaire des Passeurs de la Littérature des États-Unis, mise en ligne le 21 novembre 2024 - dernière modification le 22 novembre 2024, url : https://dicopalitus.huma-num.fr/notice/francis-viele-griffin-1864-1937/ 

Bibliographie

Liste des traductions de Francis Vielé-Griffin

CRANE, Stephen. La conquête du courage, épisode de la Guerre de sécession [The Red Badge of Courage, 1895], avec Henry-D. Davray. Paris : Mercure de France, 1911. Rééd. Paris : Gallimard, coll. « Folio » no 1351, 1982.

SWINBURNE, Algernon C. « Laus Veneris, poème, traduit par Francis Vielé-Griffin ». Revue indépendante, mai 1888, p. 328-43.

WHITMAN, Walt. « Les Brins d’herbes, traduits de l’étonnant poète américain par Jules Laforgue ». La Vogue, n° 10, juin 1886 p. 325-28. (« Je chante le soi-même », « Aux nations étrangères », « À un historien », « À une certaine cantatrice », « Ne fermez pas vos portes », « Poètes à venir » « À vous » et « Toi lecteur ». « Ô Étoile de France », n°11 juillet 1886, p. 388-90. « Une Femme m’attend », La Vogue, tome 2, n°3 août 1886, p. 73-76.

WHITMAN, Walt. « Poèmes traduits par Francis Vielé Griffin [sic] ». Revue indépendante, vol. 9, novembre 1888, p. 279-86. « Visages », « Une Locomotive en hiver », « Le Monde ».

WHITMAN, Walt. « Ruisseaux d’automne (Fragment) ». La Cravache parisienne, 1er juin 1889, p.1. Traduction F. Vielé.

WHITMAN, Walt. « A quelque révolutionnaire d’Europe dans la défaite par Walt Whitman ». Entretiens politiques et littéraires, novembre 1892, p. 219-20. Traduction Francis Vielé-Griffin.

WHITMAN, Walt. Autobiographie de Walt Whitman, Entretiens politiques et littéraires, avril 1892, p. 166-8. Traduction Francis Vielé-Griffin.

WHITMAN, Walt. « Le Chant de la Hache ». L’Ermitage, avril 1899, p. 293-308. Traduction Francis Vielé-Griffin.

Bibliographie secondaire

[Anon.]. « Note » à « Confessions » de George Moore, Revue indépendante, mai 1888, p. 290.

BAZALGETTE, Léon. Walt Whitman, l’homme et son œuvre. Paris : Mercure de France, 1908. 2 vols.

BENTZON, Thérèse. « Un poète américain : Walt Whitman ». Revue des Deux Mondes vol. 99, no 3,‎ 1er juin 1872, p. 565-582.

BLÉMONT, Émile. « La poésie en Angleterre et aux États-Unis III. Walt Whitman ». La Renaissance littéraire et artistique, 8 juin 1872, p. 53-55.

ERKKILA, Betsy. Walt Whitman Among the French: Poet and Myth. 1980. Princeton: Princeton UP, 2016.

GHÉON, Henri. « Le Whitmanisme ». NRF, 1 juin 1912, p. 1053-1061.

GOURMONT, Remy de. « Le joujou patriotisme ». Mercure de France, tome 2, 1891, p. 193-198.

GUILBEAUX, Henri. « Whitmanisme ». L’Effort libre, mai-juin 1912, p. 576-77.

GRÜNZWEIG, Walter. « Interculturality ». The Walt Whitman Archive. Gen. ed. Matt Cohen, Ed Folsom, & Kenneth M. Price. Accessed 07 July 2024.

HELLERSTEIN, Nina. « Quelques aspects du rapport entre Claudel et Whitman ». Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 173 (mars 2004), p. 46-50.

  1. R. [RÉGNIER, Henri de]. « Les livres ». La Wallonie, vol. 7, 1892, p. 63.

LACHASSE, Pierre. « Revues littéraires d’avant-garde ». La Belle Époque des revues, 1880-1914. Dir. J. Pluet-Despatin, M. Leymarie & J.-Y. Mollier Paris : Éditions de l’Imec, 2002, p. 119-141.

LOMBEZ, Christine. « La traduction poétique et le vers français au XIXe siècle ». Romantismes, n°140, 2008/2, p. 99-110.

Paul Claudel André Gide, Correspondance, 1899-1926, éd. Robert Mallet. Paris : Gallimard, NRF, 1949, p. 210.

QUESNEL, Léo. « Poètes américains Walt Whitman ». Revue littéraire et politique, 16 février 1884, p. 211-217.

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SARRAZIN, Gabriel. « Poètes modernes de l’Amérique : Whitman ». La Nouvelle Revue, n° 52, mai 1888, p. 164-84.

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TRAUBEL, Horace. Tuesday, May 9, 1888. With Walt Whitman in Camden (vol. 1). The Walt Whitman Archive, edited by Matt Cohen, Ed Folsom, & Kenneth M. Price. https://whitmanarchive.org/item/med.00001.042. Consulté le 28 septembre 2024.

TRAUBEL, Horace. Friday, May 11, 1888. With Walt Whitman in Camden (vol. 1). The Walt Whitman Archive, edited by Matt Cohen, Ed Folsom, & Kenneth M. Price.

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