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François GUÉRIF (1944 – …)

Crédits : https://www.radiocampusparis.org/francois-guerif-fait-son-cinema/

Si François Guérif est bien souvent associé au roman noir américain, il confie dans Du Polar, recueil d’entretiens menés par Philippe Blanchet, qu’il est venu vers ce genre « moins grâce aux livres qu’à travers le cinéma ». Ce cinéphile né en 1944, diplômé du conservatoire indépendant du cinéma, soutient en 1974 une thèse intitulée Hantise et espoirs de l’Amérique vus à travers le cinéma de science-fiction. Dès 1973, il refuse toutefois de s’engager dans une carrière d’enseignant. Il préfère alors ouvrir à Paris « Le troisième œil », première librairie spécialisée dans le polar, où il réserve aussi une place à la science-fiction et au cinéma. Il publie par ailleurs aux éditions PAC une série de monographies consacrées à Paul Newman, Jean-Paul Belmondo, Robert Redford, Marlon Brando et Steve McQueen. La forte prédominance d’acteurs américains témoigne du tropisme que le cinéma américain exerce toujours sur lui.

Le succès de ces monographies lui permet de créer une collection de romans policiers aux éditions PAC : c’est ainsi que naît « Red Label », qui rassemblera vingt-cinq romans entre 1977 et 1980. En 1979, il crée par ailleurs la revue Polar. Peu à peu, il s’oriente vers la littérature, sans pour autant délaisser le cinéma auquel il consacre deux ouvrages importants : Le Film noir américain (1979) puis Le Cinéma policier français (1981), préfacé par Jean-Patrick Manchette.

Si la collection « Red Label » n’existe que durant quelques années, elle permet à François Guérif de commencer à dessiner les lignes de force de son parcours d’éditeur. Il entend tout d’abord combler des manques problématiques en publiant des romans inédits signés par des auteurs comme James Cain, Fredric Brown, David Goodis ou encore Robert Bloch. Ce geste éditorial ne va pas de soi : le polar n’a alors plus réellement le vent en poupe, comme l’illustrent les difficultés rencontrées par la « Série Noire ». Dans Du Polar, François Guérif décrit la perplexité d’un des représentants de Hachette, qui assure la diffusion de ces romans : « Mais mon pauvre ami, vous êtes complètement fou. Plus personne ne lira jamais David Goodis ! Plus personne ne lira Fredric Brown ou Robert Bloch ! Ça n’intéresse pas les lecteurs. » Par ailleurs, François Guérif est bien souvent confronté à des difficultés matérielles pour lire ces romans inédits dans la mesure où ces romanciers sont parfois délaissés par leurs agents américains. Certains textes ne sont redécouverts qu’aux puces de Montreuil ou que par certains habitués de la librairie « Le Troisième œil ». Ces recherches ne sont pas seulement importantes pour la réception de ces auteurs en France, elles vont aussi contribuer à leur postérité aux États-Unis.

C’est encore dans cet esprit que François Guérif prend brièvement en charge la partie étasunienne de la collection « Fayard Noir » en 1981 et 1982, avant de diriger notamment, en 1983 et 1984, « Engrenages International » aux éditions Jean Goujon. C’est toutefois avec la collection « Rivages/Noir », créée en 1986, qu’il va trouver un espace éditorial lui permettant de mettre durablement en lumière de nombreux romanciers américains. Le choix du premier numéro de cette collection, Liberté sous condition de Jim Thompson, est à ses yeux une véritable « déclaration d’intention », comme il l’explique dans Du Polar. François Guérif entend ici s’opposer à une forme de mépris qui frappe des auteurs tels que Jim Thompson ou Donald Westlake, dont les romans sont éparpillés dans différentes collections quand ils ne restent pas inédits en France. Il s’agit pour lui de montrer que, pour chacun de ces auteurs, ces romans peuvent constituer une œuvre à part entière.

Cette volonté le conduit à proposer de nouvelles traductions en rachetant les droits de différents romans. Il prend alors ses distances avec les pratiques de la « Série Noire ». Tout en reconnaissant que la collection créée par Marcel Duhamel a joué un rôle essentiel dans l’histoire du roman noir en France, il déplore la qualité de traductions qui ont longtemps été conservées. Jim Thompson ne fait pas exception, alors même qu’il s’agit de l’auteur choisi pour le n° 1000 de la « Série Noire ». Publié sous le titre 1275 âmes en 1966, Pop. 1280 est donc retraduit 50 ans plus tard par Jean-Paul Gratias sous le titre Pottsville, 1280 habitants. Les modifications ne concernent pas seulement le style de la traduction, qui est volontiers argotique dans la « Série Noire ». Elles visent à rétablir l’intégrité d’une version originale bien souvent amputée. En 2012, The Killer inside me, initialement traduit à la « Série Noire » sous le titre Le Démon dans ma peau, bénéficie également d’une nouvelle traduction, L’Assassin qui est en moi. Jean-Paul Gratias déclare à ce propos dans le n° 115 de la revue 813 :

La couverture du volume paru chez Rivages annonce : « La première traduction intégrale. » Effectivement, elle compte 26 chapitres, comme l’original, et non 23 comme Le Démon dans ma peau. Que manque-t-il à la première version ? Deux chapitres entiers supprimés (17 et 25), deux autres (20 et 21) fondus en un seul, le 20 étant amputé de sa fin et le 21 de son début. Partout ailleurs, à partir du chapitre 2, on a coupé une phrase par-ci, un paragraphe par-là, voire des pages entières. Au total, le texte de Jim Thompson se trouve amputé de 24% de son contenu.

Si la « Série Noire » a permis à de nombreux lecteurs français de découvrir les grands noms du roman noir américain, François Guérif a donc cherché à faire redécouvrir des textes souvent altérés. On se tromperait toutefois en pensant que la collection « Rivages/Noir » se contente d’être animée par une sorte de projet patrimonial. Elle accueille aussi nombre d’auteurs contemporains, qui continuent à écrire l’histoire du polar. Le cas de James Ellroy est à cet égard emblématique. Impressionné par les qualités de Blood on the moon, François Guérif contacte l’agent de James Ellroy et se retrouve contraint d’acquérir les droits d’une trilogie dont ce roman n’est que le premier tome. Il risque alors l’existence de sa jeune collection pour publier Lune Sanglante, n° 27 de « Rivages/Noir ». Si le roman rencontre une relative indifférence, François Guérif parvient à obtenir une critique de Manchette. Le romancier français sort alors de son silence médiatique pour écrire dans Libération :

Le roman de James Ellroy, Lune sanglante, publié voici deux mois chez Rivages/noir, est, à ce qu’on me dit, passé pour l’instant complètement inaperçu. Il faut donc signaler aux amateurs, pour leur plaisir, qu’il s’agit d’un des plus remarquables romans noirs de la décennie, par sa préoccupation intellectuelle élevée, son écriture savante, et, pour le dire balistiquement, son épouvantable puissance d’arrêt.

Cet article lance le succès de James Ellroy en France, qui ne s’est jamais démenti depuis. Bien d’autres romanciers suivront, à l’image de James Lee Burke qui écrit « une chronique, à la fois d’un personnage et d’un pays », comme le rappelle Du Polar. François Guérif a aussi permis aux lecteurs français de découvrir les romans de Dennis Lehane. Un Dernier verre avant la guerre, Shutter Island, Mystic River ou Un Pays à l’aube interrogent ainsi l’histoire et l’actualité de la société américaine. Les romans publiés dans « Rivages/Noir » ou dans « Rivages/Thriller » ont en somme constamment nourri le regard que les lecteurs français ont pu porter sur les États-Unis. De même, loin de s’appuyer sur l’un des noms à succès de sa collection pour célébrer n°1000 de « Rivages/Noir », François Guérif préfère mettre en lumière Gravesend, premier roman publié en France par William Boyle. Même s’il a accueilli dans ses collections bien d’autres littératures, considérant que « le roman noir est de tous les pays », François Guérif a par conséquent été un important passeur de littérature des États-Unis. Ce rôle a d’ailleurs été reconnu par l’association des Mystery Writers of America qui lui a remis en 1997 le Ellery Queen Award. Ce prix, dont le nom rend hommage au pseudonyme utilisé par Frederic Dannay et son cousin Manfred B. Lee, récompense chaque année des personnalités ayant œuvré pour la reconnaissance des littératures policières. Signe du lien particulier que François Guérif entretenait avec les auteurs qu’il publiait, c’est Donald Westlake qui lui a appris qu’il allait recevoir cette prestigieuse récompense.

Notice et bibliographie établies par Nicolas Le FlahecAgrégé de Lettres modernes, Université de Bordeaux, EHIC UR13334 (Université de Limoges)
Pour citer cette notice : Notice François GUÉRIF (1944 – …) par Nicolas Le Flahec, Dictionnaire des Passeurs de la Littérature des États-Unis, mise en ligne le 18 juillet 2023 - dernière modification le 19 décembre 2023, url : https://dicopalitus.huma-num.fr/notice/francois-guerif-1944/ 

Bibliographie

Bibliographie sélective des œuvres de François Guérif

  • Paul Newman. Paris : PAC, 1975.
  • Robert Redford. Paris : PAC, 1976.
  • Marlon Brando. Paris : PAC, 1976.
  • Steve McQueen. Paris : PAC, 1978.
  • Le Cinéma policier français. Paris : Veyrier, 1981.
  • James M. Cain. Paris : Séguier, 1992.
  • Le Film Noir Américain. Paris : Denoël, 1999 [1979].
  • Du Polar, Entretiens avec Philippe Blanchet. Paris : Payot et Rivages (« Manuels Payot »), 2013.

 Bibliographie primaire

  • MANCHETTE, Jean-Patrick. Chroniques. Paris : Payot et Rivages (« Rivages/Noir »), 2003 [1996].
  • THOMPSON, Jim. Le Démon dans ma peau [The Killer inside me, 1952]. Trad. France-Marie Watkins. Paris : Gallimard, « Folio policier », 1989 [1966].
  • THOMPSON, Jim. L’Assassin qui est en moi [The Killer inside me, 1952]. Trad. Jean-Paul Gratias. Paris : Payot et Rivages, « Rivages/Noir », 2012.
  • Revue 813, n° 115. Paris : 2013.

Bibliographie secondaire

MESPLÈDE, Claude, dir. Dictionnaire des littératures policières, 2ème édition. Nantes : Joseph K., 2007.

Pour aller plus loin

Archives personnelles de François Guérif, Bibliothèque Nationale de France.

 

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