Jack Kahane est un Anglais amateur de livres et d’une certaine ivresse, dont il fit contrebande, comme le suggère le titre de son autobiographie, non traduite en français, Memoirs of a Booklegger (1939). Booklegger joue sur la proximité sonore de boot (botte) et book (livre) pour construire cette image d’un rapport trouble à la lecture, bootlegger désignant « celui qui cache une boisson alcoolisée dans sa botte » (CNRTL). Installé en France après la Première Guerre mondiale, il a fondé une maison d’édition spécialisée dans la littérature anglophone, pornographique et/ou jugée transgressive, qu’il a publiée assortie le plus souvent de la mention « Must not be imported into England or U.S.A. » (« Ne pas importer en Angleterre ou aux États-Unis »). Pour contrer la censure, il a veillé à sécuriser le périmètre des librairies françaises en incitant ces dernières à ne pas exposer ses livres en vitrine.
Né à Broughton près de Manchester, orphelin très jeune (son père se suicide après avoir fait faillite en 1893, sa mère meurt deux ans plus tard), Jack Kahane commence par gagner sa vie dans le textile, avant de devenir un dandy très impliqué dans la vie artistique de la ville. Il raconte dans le premier chapitre de son autobiographie que, « faute de mieux » (en français dans le texte), il s’est très vite mis à lire beaucoup, et notamment toute La Comédie humaine de Balzac en français, ce qui lui a donné envie de changer d’apparence (Eugène de Rastignac et Lucien de Rubempré sont érigés en modèles), voire d’épiderme, la langue française constituant bientôt son environnement quotidien.
Blessé de guerre, c’est en effet pendant sa convalescence en France que Jack Kahane rencontre sa femme, Marcelle Eugénie Girodias. Il s’établit à Paris après son mariage en 1917 et a quatre enfants, dont deux fils qui deviendront eux-mêmes des passeurs de littérature des États-Unis : l’aîné, en tant qu’éditeur sous le nom de Maurice Girodias ; le cadet, Éric Kahane, en tant que traducteur.
Après s’être essayé lui-même à l’écriture, parfois sous des pseudonymes liés à sa nouvelle vie parisienne (Cecil Barr, en hommage à l’un de ses bars favoris, ou Henry Bridges, en référence au pont Henri IV), Jack Kahane se lance d’abord dans l’édition avec Henry Babou en 1928. Il peut s’associer avec cet éditeur français de livres d’art grâce à l’aide financière de son beau-père. Il fonde sa propre maison d’édition en 1931, Obelisk Press, dont le nom est inspiré par le monument de la place de la Concorde situé à proximité. L’obélisque fournit un logo dont les caractéristiques phalliques sont placées au service d’une stratégie éditoriale claire : Jack Kahane veut publier des livres populaires et érotiques – il est d’abord connu comme éditeur de « dirty books » – et faire découvrir des écrivains de talent.
Son implantation outre-Manche permet au Britannique d’associer ses publications (68 livres en dix ans) à une représentation certes stéréotypée de la littérature (le continent serait plus libertin) mais plus favorable aux libres penseurs. La censure ne s’exerce pas de la même manière en France et dans son pays d’origine ou aux États-Unis.
Son premier travail d’édition concerne l’Irlandais James Joyce. Il a persuadé Sylvia Beach, célèbre propriétaire de la librairie Shakespeare and Company qui a publié Ulysses en 1922, de lui accorder la permission de faire paraître un fragment d’un texte de Joyce encore sur le métier, Haveth Childers Everywhere. Fragment from ‘Work in Progress’.
Des États-Unis, pour sa propre maison, Jack Kahane fait venir d’abord des livres interdits, frappés par la censure en raison de références trop crues à la sexualité. Paraît ainsi en 1933 The Young and the Evil, récit d’amours homosexuelles ayant pour cadre Greenwich Village, écrit par Parker Tyler et Charles Henry Ford, deux jeunes poètes newyorkais. L’année suivante paraît My Life and Loves, texte autobiographique en quatre volumes de Frank Harris (1856-1931), écrivain d’origine irlandaise, qui avait émigré aux États-Unis en 1869 et avait commencé à publier ses aventures sexuelles dans les années 1920, sans rencontrer le moindre succès. Les exemplaires de ces premiers livres publiés par Obelisk Press sont le plus souvent détruits ou saisis par les douanes lorsqu’ils sont envoyés dans les pays anglophones. Ils n’ont jamais été traduits en français, contrairement à d‘autres de Frank Harris, et en dépit du rôle qu’a pu jouer The Young and the Evil dans la visibilisation d‘une littérature « gay ».
Sa politique d’accueil des livres interdits permet toutefois à Jack Kahane de faire découvrir une grande figure des lettres de l’entre-deux guerres, l’Américain Henry Miller, dont Obelisk Press publie, par l’entremise de l’agent William Bradley installé en France, plusieurs ouvrages en langue originale : Tropic of Cancer (1934), Black Spring (1936), Max and the White Phagocytes (1938) et Tropic of Capricorn (1939). La toute première recension en français d’un livre de Miller est due à Blaise Cendrars, qui deviendra un ami de Miller. Elle éclaire les mécanismes complexes de la greffe culturelle. Intitulé « Un Américain nous est né » et publié le 1er janvier 1935 dans la revue Orbes, l’article de Cendrars associe à la lecture de Tropic of Cancer une singulière sensation de déjà lu : « bien qu’écrit en anglais et que l’auteur soit un Américain cent pour cent, ce livre par sa façon d’exposer les êtres et les choses, et de dire crûment leur fait aux gens […] est profondément de chez nous » (Cendrars). Qualifié plus loin d’« écrivain universel, comme tous ceux qui ont su exprimer dans un livre une vision personnelle de Paris » (Cendrars, 1935), Miller est d’autant plus vite assimilé qu’il est en France depuis 1930 et qu’il y a vécu les années d’errance, sans abri, et les amours libres racontées dans ce premier ouvrage publié par Jack Kahane – avec une préface d’Anaïs Nin qui a financé l’impression. L’écrivaine franco-américaine, amie et amante de Miller, publiera elle-même un recueil de nouvelles chez Obelisk Press, Winter of Artifice, en 1939. Ce sera la dernière publication des Éditions Obelisk et de la collection « Villa Seurat », conçue comme complément par Henry Miller et Lawrence Durrell, deux écrivains de la maison (The Black Book de Durrell a été publié par Kahane en 1938).
Si l’ethnocentrisme de la recension de Cendrars peut faire sourire, la liberté de ton semble bien française eu égard au long chemin de retour au pays qui attend l’ouvrage. Dès 1945 paraît une première traduction en français par Paul Rivert, Tropique du cancer, publiée chez Denoël avec une préface d’Henri Fluchère, universitaire reconnu et traducteur lui-même, intitulée « Le lyrisme d’Henry Miller ». La dimension poétique de cette prose est alors loin d’être reconnue aux États-Unis, où le livre reste interdit lors de sa réédition chez Grove Press en 1961. Il faudra attendre 1964, c’est-à-dire trente ans après la première édition, pour que Tropic of Cancer ne soit plus jugé obscène et enfin autorisé à la vente. Il est difficile de mesurer les effets de ces trajectoires obliques. Il est indéniable toutefois que Jack Kahane a ouvert la voie à une nouvelle génération de passeurs de littérature des États-Unis. Ses propres fils, Maurice Girodias et Eric Kahane, ont repris le flambeau et contribué à la découverte d’autres grands écrivains.