Né à Paris en 1930, Jacques Cabau fait ses études à Paris, Londres et aux États-Unis. Lieutenant de vaisseau honoraire, il voyage dans la plupart des pays de langue anglaise, en Amérique, en Asie et en Afrique. Reçu 4e à l’agrégation d’anglais en 1955, il inscrit une thèse de doctorat d’État à la Sorbonne sous la direction de Raymond Las Vergnas – « le patron », à qui il dédiera La prairie perdue – sur « Thomas Carlyle ou le Prométhée enchaîné, essai sur la genèse de l’œuvre de 1795 à 1834 », qu’il soutient au plus fort de la révolte de Mai 68. Enseignant très charismatique, il fait partie, avec André Le Vot et Laurette Véza, de la première génération de professeurs américanistes de l’Institut du monde anglophone de Paris 3-Sorbonne Nouvelle, rue de l’École de Médecine, suite à la scission de la Sorbonne entre Paris 3, Paris 4 et Paris 7 consécutive aux événements de 68.
Outre sa thèse, publiée aux Presses universitaires de France en 1968, il est l’auteur d’une monographie sur Edgar Poe, Edgar Poe par lui-même, dans la collection « Écrivains de toujours » (Seuil, 1960), ainsi que de nombreuses préfaces essentiellement pour les éditions Rencontre à Lausanne, un des clubs de livres les plus importants de la francophonie dans les années cinquante à soixante-dix, spécialisé dans les grandes collections d’auteurs classiques. La séquence des ouvrages préfacés, rassemblés dans la collection « Sommets du roman américain » en douze volumes, dessine les contours de l’évolution du roman américain, depuis La Prairie de James Fenimore Cooper qui lance la série – précédée à ce titre d’une préface générale sur le roman américain signée Cabau également – jusqu’aux grands noms de « l’âge du roman américain » et au roman noir. S’enchaînent ainsi, après Cooper, La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne, Moby Dick de Herman Melville, Les Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain, Les Histoires extraordinaires d’Edgar Allen Poe, Le Tour d’écrou suivi de Les Papiers de Jeffrey Aspern de Henry James, Les Rapaces de Frank Norris, La Jungle d’Upton Sinclair, Tendre est la nuit de Francis Scott Fitzgerald, Lumière d’août de William Faulkner, Pour qui sonne le glas de Ernest Hemingway, et Le Faucon de Malte de Dashiell Hammett, douze titres qui préfigurent l’étude fondatrice que sera La prairie perdue (1966). À ses contributions comme préfacier à l’ensemble de cette collection aux éditions Rencontre viennent s’ajouter la préface de Ivanhoé de Walter Scott et celle de Daphné Adeane de Maurice Baring pour la même maison, puis celles de La Guerre de Mr. Wilson de John Dos Passos (Stock, 1970), des Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Allen Poe (Gallimard, 1975) et de La Fille de l’optimiste de Eudora Welty (Grasset, coll. « Bibliothèque du temps présent », 1977).
Critique littéraire à L’Express, puis au Point, spécialisé dans l’actualité anglo-américaine (Henry Miller, Anaïs Nin, les Beats, Eudora Welty, Alan Sillitoe, Vladimir Nabokov, Saul Bellow, William S. Burroughs, Norman Mailer, Thomas Wolfe, E.L. Doctorow, Jerzy Kosinski, Joyce Carol Oates, John Irving, Jerome Charyn, etc.), Jacques Cabau signe des articles percutants des années soixante aux années quatre-vingt, où sa prose musclée, son sens du raccourci et ses formules choc contribuent à faire rayonner la littérature anglophone. Ses critiques, qui rencontrent un large public, ont l’art de faire ou défaire les réputations, voire les fortunes éditoriales : en témoigne sa recension du roman érotique de l’auteur à succès Jacqueline Susann, The Love Machine (1969), best-seller paru aux États-Unis chez Simon & Schuster à l’apogée de la révolution sexuelle, et traduit aux éditions Belfond par Florent B. Peiré sous le même titre (sans article), que Jacques Cabau descend en flammes dans un article à sensation qui fait l’ouverture – trois pages avec photos – de ce numéro de l’Express de mars 1971, avec pour résultat que les ventes du roman rebondissent de plus belle. Pierre Belfond dans ses mémoires, Scènes de la vie d’un éditeur, évoque avec amusement ce revirement miraculeux grâce auquel la critique au vitriol de Cabau a précipité les foules dans les librairies et a ainsi sauvé sa maison d’édition qui était alors au bord du dépôt de bilan : « C’est un massacre ! […] Votre Love Machine est hâché menu, réduit en bouillie. Un carnage. Trois pages au vitriol… Vous ne parviendrez pas à en récupérer une ligne pour un slogan publicitaire. Cabau – c’est un universitaire – s’en est donné à cœur joie », annonce à Belfond le rédacteur en chef des pages « Livres » de L’Express, tout en s’empressant de lui préciser de prévoir sans tarder une réimpression car « Ce sera le best-seller de l’été », et d’envoyer par la même occasion une caisse de champagne à Cabau (17-18).
Pour aussi mineure qu’elle soit dans la carrière d’un intellectuel de l’envergure de Jacques Cabau, cette anecdote en dit néanmoins long sur le style et la personnalité de cet universitaire flamboyant, qui subjuguait dans ses cours à la Sorbonne et captivait dans ses écrits. L’ouvrage phare de Jacques Cabau, celui qui a marqué des générations d’étudiants par son brio, reste La prairie perdue, publiée au Seuil en 1966 dans la collection « Pierres Vives » (édition révisée et augmentée, coll. « Points », 1981), son histoire du roman américain qui a fait date dans les études américaines. L’étude, dont le titre renvoie l’écho de ces classiques que sont Virgin Land de Henry Nash Smith (1950) et The Machine in the Garden (1964) de Leo Marx, s’ancre dans la tradition critique fondatrice de l’Ouest américain comme mythe et symbole, qui sert de point de départ à cette anatomie du roman américain. Plus qu’une simple histoire, La prairie perdue propose une lecture et une mise en perspective à la fois solidement contextualisées et éminemment personnelles de ce qui, entre romance et novel, fait la spécificité du roman américain. Adepte des raccourcis saisissants, aussi éclairant dans ses vues d’ensemble que dans ses plans rapprochés, toujours très stimulant dans ses jugements et incisif dans ses formulations, Jacques Cabau livre un essai singulier qui instruit autant qu’il séduit, et laisse la marque durable d’un tempérament aussi bien que d’une écriture, un « livre profondément original », écrit Monique Nathan dans sa critique pour le journal Le Monde à l’époque de la parution, « réflexion plus qu’histoire, interprétation plus qu’exposé universitaire, sans exclure néanmoins le souci d’une présentation didactique des “quinze romans qui ont fait l’Amérique”. Depuis le livre célèbre de Claude-Edmonde Magny intitulé L’âge du roman américain (1949), depuis Michel Mohrt et Jean-Jacques Mayoux, c’est le premier ouvrage qui tente de faire le point en France, tandis qu’outre-Atlantique se multiplient, avec Chase, Kazin, Podhoretz et Fiedler, les critiques et les essais » (Le Monde, 5 octobre 1966). Ouvrage pionnier en son temps, La prairie perdue ouvre ainsi des pistes et trace la route vers les études à venir que seront La grand-route de Pierre-Yves Pétillon (Seuil, 1979) et Au-delà du soupçon de Marc Chénetier (Seuil, 1989), ces essais publiés à une décennie d’intervalle, imprégnés chacun de la personnalité de leur auteur, qui à eux trois baliseront la critique de la littérature américaine en France dans la seconde moitié du XXe siècle.
Le volume Écrivains américains (Larousse, coll. « Encyclopoche », 1977) plus sommaire que La prairie perdue mais incluant poésie et théâtre, brosse un panorama de la littérature états-unienne de la période coloniale à l’après-guerre. L’illustration de couverture, la photo iconique d’Hemingway en col roulé prise par Yousuf Karsh à Cuba en 1957, où se devine dans ses yeux la détresse d’une mort annoncée, est étrangement prémonitoire du sort de l’auteur qui, un 1er avril, choisira de se donner la même mort tragique qu’Hemingway.