Plus connu sous le nom de Sébastien Japrisot, Jean-Baptiste Rossi fait une assez brève carrière de traducteur chez Robert Laffont entre 1953 et 1961. Il est pourtant un passeur important de la littérature états-unienne car il signe la première traduction du roman culte de J. D. Salinger (1919-2010), The Catcher in the Rye (1951), publié en 1953 sous le titre L’Attrape-cœurs, qui ne manque pas d’évoquer celui du roman de Boris Vian L’Arrache-cœur, publié la même année.
Né à Marseille, Jean-Baptiste Rossi fait ses études au lycée Thiers puis s’inscrit en licence de Lettres à la Sorbonne qu’il ne fréquente que quelques mois. Jeune étudiant de dix-sept ans, il fait dactylographier son premier roman par une jeune fille qu’il épousera et dont il aura deux enfants. Il démarche ensuite Robert Laffont pour se faire publier. Robert Kanters (1910-1985), qui se lie d’amitié avec Jean-Baptiste Rossi et l’accompagnera tout au long de sa carrière d’écrivain, fait alors partie du comité de lecture de Julliard-Laffont. Il apprécie et défend ce premier roman, Les Mal Partis, finalement publié en 1950, qui connaît, dans un premier temps, surtout un succès d’estime. Traduit rapidement en anglais, en allemand et en japonais, il est notamment très bien accueilli aux États-Unis sous le titre Awakening, puis réimprimé plusieurs fois en France. Le roman raconte l’initiation amoureuse d’un lycéen de quatorze ans qui s’éprend d’une nonne ; les deux jeunes gens bravent momentanément l’opprobre de la société pour donner libre cours à leur amour. Roger Nimier, dans la revue La Table Ronde, salue le roman dans un article rendu célèbre par sa première phrase : « Jean-Baptiste Rossi est très jeune, mais il n’est pas pressé de le démontrer » (Japrisot, 1987, 14).
Pourtant la carrière d’écrivain de Jean-Baptiste Rossi ne commence vraiment que dix ans plus tard. Entre-temps, et seulement armé de connaissances en anglais acquises au lycée, Rossi devient traducteur chez Robert Laffont et produit, entre 1951 et 1953, douze traductions de romans états-uniens, essentiellement des travaux alimentaires qu’il ne mentionne même pas quand il parle de cette époque dans un récit autobiographique, Écrit par Jean-Baptiste Rossi : « Je fis du vélo, des promenades dans les bois, l’amour avec Doudou, des escapades à Paris pour obtenir quelques avances de Robert Laffont » (Japrisot, 1987, 15).
Sous le nom de Robert Huart (nom emprunté à son épouse, Germaine Huart), il traduit neuf romans de la série Hopalong Cassidy (créée par Clarence E. Mulford et poursuivie par Louis L’Amour [pseudonyme : Tex Burns]) ainsi que deux autres romans westerns (de Tom J. Hopkins et James Beardsley Hendricks), tous publiés dans la collection « Arizona » de Robert Laffont.
Toujours en 1953 et toujours chez Laffont, mais sous son véritable nom, Jean-Baptiste Rossi traduit The Catcher in the Rye, publié sous le titre L’Attrape-cœurs dans la collection « Pavillons ». Le roman, bien que jouissant d’un grand succès aux États-Unis, est, dans un premier temps, un échec commercial et critique en France : en dix ans, il se vend moins de 10 000 exemplaires et les critiques ne s’y intéressent pas, à l’exception de Robert Kanters.
Entre 1953 et 1961, Jean-Baptiste Rossi se tourne vers d’autres occupations : il travaille dans le secteur de la publicité, puis dans le cinéma comme scénariste. Il ne traduit que deux ouvrages en huit ans : en 1956, The Trouble with Harry (Mais qui a tué Harry ?) de Jack Trevor Story (auteur britannique de romans policiers), roman que l’on trouve toujours publié dans cette traduction et qui a été adapté au cinéma par Alfred Hitchcock (1955) ; et, en 1961, Nouvelles (Nine Stories) de J.D. Salinger (1948), chez Laffont (collection « Pavillons »).
La carrière de traducteur de Jean-Baptiste Rossi se clôt avec cette dernière publication qui jouit d’un grand succès critique et public et fait redécouvrir L’Attrape-cœurs, passé inaperçu en 1953 : « Et là, enfin, les applaudissements fusent dans la presse hexagonale. “Lisez, relisez Salinger”, intime alors Olivier Todd dans les colonnes de France Observateur, auquel il collabore. “Profitez-en aussi pour commander L’Attrape-cœurs à votre libraire” » (L’Express).
À partir de 1962, Jean-Baptiste Rossi se consacre à sa carrière de romancier. Il devient célèbre sous le nom de Sébastien Japrisot, une anagramme de ses prénom et nom, et publie aux éditions Denoël, maison dirigée à l’époque par Robert Kanters, plusieurs romans policiers à succès qui sont rapidement adaptés au cinéma, notamment Compartiment tueurs (1962), Piège pour Cendrillon (1963), La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil (1966), L’Été meurtrier (1977), Un long dimanche de fiançailles (1991). Il est alors loué pour la finesse de son écriture et la virtuosité de ses intrigues.
Tout d’abord traducteur puis romancier à succès, Jean-Baptiste Rossi est donc un passeur incontournable, capable de franchir les frontières entre les genres, entre littérature policière et littérature générale, entre littérature et cinéma, et également entre les langues et cultures. Il est l’un des écrivains français les plus lus à l’étranger et son nom reste intimement lié, en France, à celui de J.D. Salinger.
L’Attrape-cœurs
The Catcher in the Rye est le roman le plus connu de J.D. Salinger. Publié aux États-Unis en 1951, il devient rapidement un livre culte pour les adolescents qui se reconnaissent dans le narrateur, Holden Caulfield, et sa façon de parler (Pétillon 149). Il s’impose sur les listes de lectures obligatoires des cours de lycée malgré les polémiques et tentatives de censure de divers groupes politiques et religieux qui s’offusquent des grossièretés et des blasphèmes qu’on y lit et déplorent le modèle négatif transmis par Holden, anti-héros adolescent des années cinquante. Soixante-dix ans plus tard, l’ouvrage fait toujours partie des bestsellers. Selon « The Best Selling Books of All Time », publié par Newsweek en septembre 2021, il apparaît à la 17e place sur la liste des romans les plus vendus aux États-Unis, avec un total de ventes dépassant soixante-cinq millions d’exemplaires.
En France, c’est Robert Laffont (1916-2010) qui œuvre à sa publication en français. Passeur acharné de littérature étrangère, il crée en 1945 la collection « Pavillons », dédiée aux « chefs d’œuvre de la littérature étrangère contemporaine ». Côté États-Unis, la collection peut s’enorgueillir d’autres noms devenus aussi célèbres que celui de Salinger : Francis Scott Fitzgerald, Zelda Fitzgerald, Henry James, Cormack McCarthy, Arthur Miller, John Steinbeck ou encore Tennessee Williams.
Robert Laffont connaît un coup de cœur pour J.D. Salinger lorsqu’il le découvre : « J’avais pour The Catcher in the Rye de J. D. Salinger une passion que je croyais aisée de transmettre. Il n’en fut rien, et, malgré tous mes efforts, L’Attrape-cœurs connut un insuccès total. L’auteur ne m’en tint pas grief » (Doyle 4). Après 1961 et la publication de la traduction des Nouvelles de Salinger, les ventes s’accélèrent enfin. La traduction de Jean-Baptiste Rossi est republiée plusieurs fois, en version brochée dans la collection « Pavillons » et en version poche (à partir de 1967), ce qui lui permet d’élargir son lectorat, surtout auprès d’un jeune lectorat. En 1986, probablement considérée comme vieillie, la traduction de Rossi est remplacée, chez le même éditeur et sous le même titre, par celle d’Annie Saumont (collection « Pavillons », puis poche). Pourtant en 1996, la traduction de Rossi réapparaît, mais cette fois sous le nom de Sébastien Japrisot, l’éditeur capitalisant ainsi sur la notoriété de l’écrivain. Cette édition est désormais épuisée et semble définitivement supplantée par la traduction d’Annie Saumont disponible en poche, en bilingue et dans le coffret collector paru chez Laffont en 2019 qui regroupe toutes les œuvres publiées de J. D. Salinger et reprend les couvertures des éditions américaines originales : L’Attrape-cœurs (trad. Saumont), Franny et Zooey (trad. Willerval), Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers. Seymour, une introduction (trad. Willerval) et Nouvelles (trad. Japrisot).
L’Attrape-cœurs présente un défi considérable pour le traducteur, et il n’est donc pas surprenant qu’il ait fait l’objet d’une retraduction. On peut même s’étonner que d’autres retraductions n’aient pas encore vu le jour, étant donné la notoriété du roman et les enjeux traductologiques que pose sa traduction. Le roman est une narration à la première personne, le récit par Holden Caulfield, seize ans, de ses errances dans New York après avoir fugué de son établissement scolaire huppé. Le style est marqué par l’oralité et l’omniprésence d’argot et de tics de langage. La traduction de Rossi/Japrisot fait davantage basculer le récit vers l’écrit, tout d’abord en ajoutant des connecteurs syntaxiques et surtout en utilisant le passé simple comme temps principal de la narration ainsi que l’imparfait du subjonctif : « Peu m’importait quelle sorte de boulot ce serait, d’ailleurs, pourvu que les gens ne me connussent pas et que je ne connusse personne » (Salinger, 1967 [1953] 357). En revanche les grossièretés et tics de langage sont maintenus dans l’ensemble, en proposant soit des équivalents employés avec une certaine systématicité (Godamn/saleté), (as hell/en diable), soit des traductions littérales (and all/et tout), (old + nom propre/Vieux + nom propre : old Spencer/Vieux Spencer). Presque soixante-dix ans plus tard, la voix de Holden semble bien étrange mais elle n’est pas dénuée de charme, mélange de préciosité surannée et d’expressions argotiques vieillies. La traduction d’Annie Saumont penche, elle, plus franchement vers l’oralité en faisant le choix du passé composé. Cependant, l’abondance d’un argot « jeune » de 1986, qui a lui aussi vieilli, suggère davantage un petit voyou qu’un adolescent aisé partagé entre snobisme et délinquance, tiraillement qu’il résume lui-même : « I’m quite illiterate, but I read a lot » (Salinger, 2001 [1951] 24). Est-ce le moment propice d’une retraduction par un nouveau passeur ? On ne peut que s’étonner que, malgré la notoriété et la complexité de l’ouvrage, l’activité traductive reste invisible, tant dans les paratextes de Rossi/Japrisot que dans ceux de Robert Laffont, les deux initiateurs du passage de The Catcher in the Rye dans la culture française.