Jean Giono, né et mort à Manosque (Alpes-de-Haute-Provence), est surtout connu pour son œuvre littéraire prolifique et fait partie des « grands » écrivains français du xxe siècle. Dès 1929, il publie Colline qui connaît un grand succès, ce qui lui permet de quitter son emploi à la banque de Manosque et de se consacrer à l’écriture. Les romans s’enchaînent (Un de Baumugnes en 1929, Regain en 1930) et le succès se confirme. La première partie de sa carrière littéraire le fait étiqueter comme un écrivain régionaliste. Opposé à la Seconde Guerre mondiale, il est arrêté en 1939 pour pacifisme, puis de nouveau en 1944, soupçonné de collaboration. Il traverse des années difficiles jusqu’en 1947, année où il peut reprendre ses activités, n’étant plus sur la liste noire du Comité national des écrivains (organisme issu de la Résistance). Il publie des romans qui lui assurent une grande notoriété, notamment le Hussard sur le toit (1951). Il est élu à l’académie Goncourt en 1954. Certains de ses romans sont adaptés au cinéma, domaine auquel il contribue personnellement en écrivant des scénarios ou en réalisant des films et documentaires. En 1961, il préside le festival de Cannes.
Bien que son activité de traducteur ait été très réduite, Giono apparaît néanmoins comme un passeur de la littérature des États-Unis pour avoir signé une traduction du célèbre Moby Dick de Herman Melville, un roman devenu culte aux États-Unis puis en Europe malgré la difficulté que représente l’écriture de Melville. Même ceux qui n’ont pas lu le roman en connaissent l’incipit, « Call me Ishmael », et le thème : la quête obsessionnelle du capitaine Achab pour retrouver et tuer Moby Dick, un immense cachalot blanc qui lui a arraché une jambe lors d’un précédent combat. C’est aussi grâce aux multiples adaptations graphiques, télévisuelles et cinématographiques, et notamment Moby Dick de John Huston (1956) avec Gregory Peck dans le rôle d’Achab, que les personnages de Moby Dick sont devenus si célèbres.
La « traduction Giono » est la première véritable traduction du roman en France. Publiée par Gallimard en 1941, elle connaît un grand succès (50 500 exemplaires vendus les sept premières années), ceci probablement grâce au capital symbolique de son auteur, considéré comme un écrivain majeur, et de son éditeur, Gaston Gallimard. Celui-ci avait déjà une réputation de passeur, ayant publié des écrivains anglophones comme Joseph Conrad, Jack London, Walt Whitman, D.H. Lawrence, William Faulkner et John Steinbeck, conseillé en cela par Maurice Edgar Coindreau (1992-1974), grand traducteur d’auteurs étasuniens. La parution de Moby Dick en français inaugure d’ailleurs un important mouvement de traductions d’auteurs des États-Unis et beaucoup de romans de Melville seront traduits entre 1945 et 1951, principalement par Pierre Leyris, Charles Cestre et Armel Guerne.
La traduction de Moby Dick, œuvre collaborative et pionnière
Quand Giono découvre Moby Dick, dans les années 1930, le roman est peu connu en France. Seuls deux romans de Melville sont alors publiés, Typee, traduit par Théo Varlet en 1926 (Gallimard) et Billy Budd, traduit par Pierre Leyris en 1935 (Victor Attinger, éditeur suisse). Les études sur Melville sont rares. La première thèse sur l’auteur est rédigée en 1939 par Jean Simon : Herman Melville, marin, métaphysicien et poète.
Il existait néanmoins deux versions abrégées de Moby Dick : un résumé de 25 pages publié dans la Revue des Deux Mondes par Émile D. Forgues en février 1853 et une traduction abrégée de Marguerite Gay, destinée au jeune public, de 250 pages, publiée par Gedalge en 1928 sous le titre Le Cachalot blanc. Ces deux versions étaient tombées dans l’oubli et Giono a donc l’impression d’avancer en terre vierge. Il est ébloui par le style et la portée lyrique de Moby Dick, comme il l’écrit dans son journal le 2 juin 1936 : « un admirable livre américain époque 1850, époque Walt Whitman, de plus de 700 pages sur la mer, le livre le plus étonnant qu’il soit » ; « La phrase de Melville est à la fois un torrent, une montagne, une mer […]. Toujours elle propose une beauté qui échappe à l’analyse mais frappe avec violence » (Pour saluer Melville 12).
Lors d’un entretien en 1952, Giono avoue qu’à l’époque où il a découvert Moby Dick, il « comprena[it] mal ou assez mal l’anglais [et] éprouvai[t] une certaine difficulté pour le lire » (Entretiens avec Jean Amrouche 261-262). En dépit de sa connaissance de l’anglais limitée, Giono décide de se lancer dans la traduction de Moby Dick et convainc un ami de longue date, Lucien Jacques, de participer à ce projet, vaste et périlleux, vu la longueur et les difficultés stylistiques de l’ouvrage. Lucien Jacques (1891-1961) est poète, aquarelliste, artiste graphique, danseur et fondateur de la revue artistique les Cahiers de l’artisan, dans laquelle Giono publie ses premiers textes. C’est lui qui aide Giono à publier Colline chez Grasset en 1929 et le conseille pour démarrer sa carrière littéraire. Il maîtrise encore moins l’anglais. L’idée des deux amis est de traduire pour faire partager leur enthousiasme à d’autres, et notamment aux lecteurs des Cahiers du Contadour, la revue qu’ils dirigent : « Moby Dick fit désormais partie de notre rêve commun. Il ne nous fallut pas longtemps pour désirer le donner aux rêves des autres » (Pour saluer Melville 11).
Pour pallier leurs trop modestes connaissances de l’anglais, ils font alors appel à Joan Smith, une Anglaise qui habitait St.-Paul-de-Vence, comme Lucien Jacques, et tenait un magasin d’antiquités. C’est donc un trio qui s’organise pour mener à bien la traduction qui sera publiée en quatre tranches dans les Cahiers du Contadour. Comme l’écrit Lucien Jacques, Joan Smith fournira un mot à mot que Giono et lui-même prévoient de reformuler, chacun de leur côté, puis de confronter : « demander à Joan Smith de nous faire un mot à mot sur lequel toi et moi ferons une version personnelle sans nous la montrer pour comparer à la fin et fondre nos textes » (Giono et Citron, Correspondance 226). Pourtant des difficultés apparaissent : Joan Smith est exaspérée par le style complexe de Melville et prend du retard ; Giono, accaparé par son travail d’écrivain, n’a pas le temps nécessaire pour se consacrer à sa traduction. Le bon avancement du projet étant crucial pour la survie de leur revue, Lucien Jacques, de fait, travaille seul sur le mot à mot de Joan Smith puis fait relire son tapuscrit à Giono. Il est difficile de savoir exactement quels passages sont de la plume de Jacques et lesquels ont été réécrits par Giono. Toutefois, la correspondance entre les deux hommes suggère une révision de Giono assez rapide, notamment pour la fin du roman. Par exemple, dans la lettre 125, Lucien Jacques reproche à Giono de ne pas lui consacrer les trois jours qui seraient nécessaires pour réviser les 70 pages qui manquent pour la parution du n°6 des Cahiers du Contadour (soit plus de 20 pages par jour). Lucien Jacques est pourtant très admiratif du rôle joué par Giono : « Et tout aussitôt du passage mal venu il faisait une phrase incontestable, solide et souple comme une baleinière à la poursuite d’un monstre » (Giono et Citron, Correspondance 228). Dans son entretien de 1952 avec Jean Amrouche, Giono reconnaît son manque d’investissement : « Nous pouvons dire que c’est Lucien qui a fait le plus grand travail ! » (Entretiens avec Jean Amrouche 260), en se justifiant ainsi : « Moi, pendant ce temps-là, j’écrivais d’autres romans, je ne faisais pas que traduire Moby Dick » (ibid.).
La première version de la traduction est publiée dans les quatre derniers numéros des Cahiers du Contadour : 23 mai 1938, 1-120 ; 5 août 1938, 121- 240 ; 13 novembre 1938, 241-400 ; 31 mars 1939, 401-516. Elle est richement illustrée par des bois gravés d’Alexandre Noll et côtoie d’autres textes, notamment des extraits de Carnets de Moleskine de Lucien Jacques et des poèmes de Giono. Elle est ensuite republiée en un volume, toujours dans les Cahiers du Contadour (n. d.), puis par Gallimard (septembre 1941), dans la collection NRF, sans illustration. Le nom des trois amis figure dans toutes les éditions : « traduction de Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono ». D’une version confidentielle (400 exemplaires), elle devient alors une traduction « qui se vend toujours admirablement » (lettre de Gallimard du 11 novembre 1941), touche un vaste lectorat et reçoit un accueil critique globalement très favorable comme le souligne Michel Gramain.
Un Moby Dick plus accessible
La version proposée par Giono et alii oscille entre simplification et maintien de l’écriture de l’original qui procède par empilement lexical, répétitions, vocabulaire obscur ou ancien, métaphores filées et phrases très longues, une prose que le traductologue Antoine Berman qualifie d’« océanique » (71).
La traduction (notée Giono dans les exemples ci-dessous) est globalement plus courte que le texte original (noté Melville), grâce à des coupes discrètes, au fil des phrases, supprimant répétitions et passages considérés comme redondants.
Les longues séquences adjectivales peuvent se retrouver simplifiées : ainsi, « through the cloven blue air » (Melville 676)/« à travers l’air bleu » (Giono 576), ou « through dim, bewildering mediums » (Melville 684)/« à travers les vagues » (Giono 531) (c’est moi qui souligne).
Les longues phrases sont parfois scindées en deux ou raccourcies. Par exemple, cette phrase de 33 mots n’en a que 18 en traduction :
The strange, upheaving, lifting tendency of the taffrail breeze filling the hollows of so many sails, made the buoyant, hovering deck to feel like air beneath the feet; while still she rushed along (Melville. 335) (c’est moi qui souligne les mots repris dans la traduction) :
Le vent de poupe gonflant les creux de toutes ses voiles, le bateau continua sa marche en avant (Giono 254) (18 mots).
La traduction conserve cependant de grandes qualités littéraires, travaillant sur le rythme et les sons :
Thou canst blind; but I can then grope. Thou canst consume; but I can then be ashes (Melville 617).
Tu peux m’aveugler, j’irai à tâtons. Tu peux me consumer ; je deviendrai cendre (Giono 519).
into the charmed, churned circle of the hunted whale (Melville 326) (c’est moi qui souligne l’allitération portant sur deux adjectifs monosyllabiques).
dans le cercle enchanté et baratté du cachalot pourchassé (Giono 244) (c’est moi qui souligne la rime des trois adjectifs trisyllabiques).
Moby Dick traduit par Giono et alii est donc un texte moins lourd, plus simple, et néanmoins textuellement dense et réussi. Il a pu être publié sans modifications à la fois dans la collection NRF et « 1000 soleils » (1981), une collection de classiques à destination des adolescents. C’est, encore aujourd’hui, la traduction la plus connue du roman de Melville, facilement accessible en bibliothèque et en librairie. Elle est devenue « canonique » en dépit des retraductions ultérieures, notamment celle de Philipe Jaworski (2006), plus complète et plus exacte. Par exemple, le choix de « baleine blanche » pour traduire « white whale », bien qu’inexact, s’est imposé dans la mémoire collective française et les traducteurs suivants ne sont pas véritablement parvenus à lui substituer « cachalot blanc », comme je l’ai noté en 2008. Hubert Nyssen, fondateur des éditions Actes Sud, déclare en 2004 : « [la traduction] de Jean Giono [est] de fort loin la plus juste […]. Juste par le ton de l’histoire et par l’étoffe du texte autant sinon plus que par l’exactitude linguistique » (1).
Par ailleurs, Giono a prolongé son lien avec Moby Dick par la publication de Pour saluer Melville (1941), un essai de 150 pages qui se présente comme une longue préface à Moby Dick. En fait seules les premières pages ressemblent à une véritable introduction, l’ouvrage devenant rapidement un roman à part entière qui renonce à toute vraisemblance biographique dans lequel Melville devient Herman, un personnage créé par Giono. L’écrivain Giono qui goûtait le mensonge et la supercherie est sorti de l’ombre où on aime confiner les traducteurs pour se réapproprier Moby Dick et son auteur, puisant dans son expérience de lecteur et de traducteur pour alimenter sa propre œuvre.