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Jean-Patrick MANCHETTE (1942-1995)

Crédits : Babelio

Jean-Patrick Manchette s’est rendu célèbre par les romans noirs qu’il écrivit dans les années soixante-dix : se retournant sur cette décennie dans un entretien pour la revue Polar (1980), il disait avoir commencé sa carrière en étant « totalement nourri de polars américains, pas du tout d’auteurs français » (Chroniques 12). Ce sont encore ces auteurs américains qu’il s’est attaché à faire connaître au fil de ses traductions et de ses textes critiques, dans une œuvre parallèle dont diverses publications posthumes, notamment deux livres de chroniques et un volume de correspondance, ont permis de dégager l’ampleur et la cohérence.

En 1965, après une licence d’anglais inachevée à la Sorbonne, le jeune Manchette part quelques mois enseigner le français en Grande-Bretagne, dans un collège pour aveugles ; parallèlement à sa carrière d’écrivain (qui commence en 1971, avec ses deux premiers romans publiés à la « Série Noire »), il va traduire une trentaine d’ouvrages entre 1970 et 1995, dont certains, comme ceux de Robert Littell, en collaboration avec son épouse Mélissa Manchette. Activité à l’origine essentiellement alimentaire : si Manchette commence par traduire pour les Presses de la Cité quelques livres en rapport avec le cinéma (comme les mémoires de Pola Negri, ou une biographie d’Humphrey Bogart) et diverses fictions policières et d’espionnage, c’est avant tout – parmi d’autres commandes subalternes – pour des raisons économiques, et à un rythme effréné : « J’ai écrit des films de cul, des romans pour adolescents, des romans pornos, j’ai fait des traductions, et nous avons vécu de bouillon Kub et de patates à l’eau », raconte-t-il en ce sens  à son confrère Pierre Siniac (lettre du 16 décembre 1977) ; et encore quelques années plus tard, à l’ami britannique Robin Cook, se remémorant l’écriture de ses premiers romans : « je devais m’interrompre tout le temps pour accepter des contrats de traduction qui payaient le loyer, l’épicier et le bistrot » (lettre du 18 mai 1983). Mais le temps venu du succès, le travail de traduction, délesté de certaines contraintes, semble avoir pris un tout autre intérêt. En témoigne une autre confidence à Robin Cook ; « J’adore traduire, sincèrement. Comme tu le sais, ce serait mon seul métier si on pouvait en vivre convenablement. » (lettre du 27 août 1987) , ou encore l’une de ses toutes dernières lettres, où il décrit son « métier » à une classe de lycéens : « Souvent il me suffit de traduire (d’anglais en français) pour trouver mon bonheur, comme on dit » (lettre du 1er décembre 1994).

Entre 1975 et 1981, Manchette vient par ailleurs à diriger pour les Presses de la Cité la collection de poche « Futurama », éditant ainsi trente-six volumes de nouvelles et plus souvent de romans où s’illustrent, derrière des couvertures aux couleurs vives, divers maîtres et petits-maîtres de l’anticipation, de Norman Spinrad à Fredric Brown en passant par George R. Martin. Cette expérience jouera peut-être par la suite, lorsqu’il démarchera par lui-même auprès des éditeurs, et œuvrera à une meilleure connaissance et diffusion des auteurs qu’il souhaite traduire : c’est le cas notamment avec Donald Westlake – qu’il admire depuis longtemps, lorsqu’il lui écrit le 26 avril 1983 : « J’ai eu la chance de convaincre un éditeur (les Presses de la Cité) que Kahawa méritait d’être traduit, et que j’étais l’homme de la situation » – ou Ross Thomas, qui lui envoie ses romans après qu’ils se sont rencontrés (et plu) lors du festival du film de Gijón : « Je vais à présent lire vos livres et – excepté Briarpatch qui a déjà été publié en France dans la Série Noire – essayer de les “vendre” à un ou deux éditeurs qui ont tendance à me faire confiance. Je pourrais même m’essayer à les traduire. Je suis le genre d’écrivain qui, lorsqu’il n’écrit pas ses propres livres, est très heureux de traduire. » (lettre du 20 juillet 1988) Ainsi sera-t-il très heureux de traduire, pour les éditions Rivages, quatre romans de Ross Thomas. Certes, ses échanges avec les auteurs de langue anglaise ne trouvent pas toujours une issue aussi favorable, mais on y découvre toujours un Manchette très conscient des réalités – parfois paradoxales – du marché international du livre, comme lorsqu’il encourage l’écrivain anglais Paul Buck (alors connu pour ses Tueurs de la lune de miel) :

Avez-vous déjà envisagé d’écrire pour la Série Noire ? Je parle sérieusement. L’exemple de Robin Cook est frappant : actuellement, alors qu’il a le plus grand mal à se faire publier en Angleterre, il est une sorte de vedette en France. Et ce n’est pas un cas unique. Comme vous le savez sans doute, la série de romans policiers de Chester Himes est née d’une proposition de Marcel Duhamel d’écrire pour la Série Noire, alors que l’ambition de Himes était d’être un auteur noir américain sérieux. (lettre du 1er octobre 1987)

L’exemple de Robin Cook est bien connu de Manchette, qui traduisit sa nouvelle The Night We Settled Accounts pour la revue Playboy, et lui consacra un long papier pour le quotidien Le Matin, en 1983. On pourrait encore évoquer d’autres interventions ponctuelles pour la presse, tel ce très remarqué article pour Libération (1987) où il désigna Lune Sanglante comme l’« un des plus remarquables romans noirs de la décennie » (Chroniques 291), et par là lança la carrière française de James Ellroy. S’il pouvait alors faire « de la pub », comme il l’écrivit lui-même dans son article, c’est qu’il jouissait d’un redoutable prestige dans le monde du polar, l’autorité du critique s’étant ajoutée à l’aura du romancier : entre 1977 et 1981, Manchette avait tenu une chronique pour Charlie Mensuel – chronique dont il reprendra le principe au rythme des parutions plus irrégulières de la revue Polar, de 1982 à 1995. Censés rendre compte de l’actualité du roman noir, ses articles avaient fini par en faire tout à la fois la théorie, l’histoire et l’apologie. Manchette revenait ainsi aux sources états-uniennes de « la grande littérature morale de notre époque » (Chroniques 26) : la répression des luttes collectives et syndicales dont le pionnier Hammett avait consigné les formes criminelles en 1929, avec Moisson rouge ; et, dans son sillage, le réalisme critique et désillusionné des romans hard-boiled, « littérature de contrebande » produite à vil prix par l’industrie, et sachant la prendre à revers pour décrire le devenir mafieux du capitalisme et manifester « l’amertume et la colère froide des vaincus » (Chroniques 271). C’est encore dans ces inépuisables textes critiques qu’on retrouve de nombreux développements sur la traduction, souvent acides – Manchette relevant avec entrain les paresses et approximations de ses confrères : « nous rendrons service aux traducteurs qualifiés en dénonçant impitoyablement les traductions bâclées » (Chroniques 255) –, et toujours fondés sur des considérations stylistiques très précises. Cette passion pour le détail du texte et la comparaison des langues éclate de même dans sa correspondance – par exemple, lorsqu’il digresse savamment sur les temps verbaux, et leur traversée de l’Atlantique :

Mon passage favori chez Dashiell Hammett est […] : « Je poussai la porte et entrai. Le bruit d’eau venait de l’évier. Je regardai dans l’évier. » Ce genre d’écriture atone fera d’ailleurs retour en France, comme on sait, à travers Albert Camus, liseur de hard-boiled et qui ne s’est pas caché de s’en être nourri pour former le ton de L’Étranger […]. Il est d’ailleurs advenu un curieux phénomène qui touche aux divins mystères de la traduction : L’Étranger est entièrement au passé composé ; or le passé composé est inutilisable (et inutilisé) comme temps de narration en anglais ; mais les traducteurs français de Cain et McCoy y ont eu recours plusieurs fois pour accentuer l’effet d’aliénation anti-épique ; ne devrait-on pas, du coup, affirmer qu’Albert Camus a été influencé par le hard-boiled certes, mais aussi, et sur un point essentiel de L’Étranger, par les traducteurs français de Cain et McCoy ? (lettre à Almut Lindner-Popp du 2 février 1989)

Il reste à mentionner une dernière particularité de Manchette. Désirant passionnément rendre leur intelligence aux formes du roman noir, il en vient toutefois à prendre quelque distance avec le mouvement de promotion indifférenciée dont il a lui-même bénéficié à la fin du XXe siècle ; et, marxiste conséquent, il sait ramener les positions intellectuelles aux mécaniques économiques et sociales qui les conditionnent :

La Série Noire est périodiquement accusée, à propos de Chandler, de l’avoir traduit mal et amputé […]. Je ne puis m’empêcher de trouver la querelle mauvaise et la question bénigne. Les traductions françaises de Chandler sont en fait assez bonnes, les coupures rares et inessentielles. Tout de même, l’irritation puriste est juste. Mais elle ne voit pas que les négligences de naguère, et aussi bien son propre purisme maintenant, sont déterminés par le marché de la culture et son évolution. (Chroniques 94)

Il en va ainsi de la littérature de genre comme d’autres formes populaires : les livres de gare, dont on comprimait naguère les coûts de production, sont désormais annexés par ce « marché de la culture » qui fétichise indifféremment ses objets. Voilà alors les romans de Chandler et de ses confrères promus aux traductions et retraductions comme aux luxueuses éditions critiques, et bientôt jetés sur les « présentoirs de l’actualité culturelle, c’est-à-dire de l’insignifiance » (Chroniques 272). Et Manchette de conclure avec quelque amertume : « Je le sais d’expérience. »

Notice et bibliographie établies par Gilles MagniontUniversité Bordeaux Montaigne, UR Plurielles 24142
Pour citer cette notice : Notice Jean-Patrick MANCHETTE (1942-1995) par Gilles Magniont, Dictionnaire des Passeurs de la Littérature des États-Unis, mise en ligne le 16 mai 2023 - dernière modification le 19 décembre 2023, url : https://dicopalitus.huma-num.fr/notice/jean-patrick-manchette-1942-1995/ 

Bibliographie

  1. Bibliographie primaire

 Notice d’autorité : https://www.idref.fr/027005348

Chroniques. Paris : Payot et Rivages (« Écrits noirs »), 1996. [le volume regroupe les articles de Manchette sur le roman noir, ainsi que diverses préfaces]

Lettres du mauvais temps. Correspondance 1977-1995. Dir. Jeanne Guyon, Nicolas Le Flahec, Gilles Magniont, Doug Headline. Paris : La Table ronde, 2020.

  1. Choix de traductions

 Romans noirs, romans policiers, romans d’espionnage

BLOCH, Robert. Monde des Ténèbres [Night World, 1972]. Paris : Gallimard, « Série Noire », 1973.

LITTELL, Robert. La Boucle [The Defection of A.J. Lewinter, 1973]. En collaboration avec Mélissa Manchette. Paris : Presses de la Cité, 1973.

LITTELL, Robert. Coup de barre [Sweet Reason, 1974]. En collaboration avec Mélissa Manchette. Paris : Presses de la Cité, 1974.

LITTELL, Robert. Le Cercle Octobre [The October Circle, 1975]. En collaboration avec Mélissa Manchette. Paris : Presses de la Cité, 1976.

LITTELL, Robert. Mère Russie [Mother Russia, 1978]. En collaboration avec Mélissa Manchette. Paris : Plon, 1979.

MILLAR, Margaret. Le Territoire des monstres [Beyond this Point are Monsters, 1970]. Paris :  Julliard, coll. « P.J. », 1972.

THOMAS, Ross. Les Faisans des îles [Out on the Rim, 1987]. Paris : Payot et Rivages, coll. « Rivages/Thriller », 1991.

THOMAS, Ross. La Quatrième Durango [The Fourth Durango, 1989]. Paris : Payot et Rivages, coll. « Rivage/Thriller », 1992.

THOMAS, Ross. Crépuscule chez Mac [Twilight at Mac’s Place, 1990]. Trad. en collaboration avec Michel Lebrun. Paris : Payot et Rivages, coll. « Rivages/Thriller », 1993.

THOMAS, Ross. Voodoo, Ltd [Voodoo, Ltd, 1992]. Paris : Payot et Rivages, coll. « Rivages/Thriller », 1995.

WESTLAKE, Donald E. Kahawa [Kahawa, 1981]. Paris : Presses de la Cité, 1983.

WESTLAKE, Donald E. Ordo [Ordo, 1977]. Paris : Futuropolis, 1986.

 Bande-dessinée

GIBBONS, Dave et MOORE, Alan. Watchmen (1986-1987). Paris : Urban Comics, coll. « DC Essentiels », 2012.

STERANKO, Jim. Chandler La Marée Rouge [Chandler : Red Tide, 1976], préface et adaptation de Jean-Patrick Manchette). Paris : Les Humanoïdes associés, 1982.

Bibliographie secondaire

BERTHOU, Benoît. « Un traducteur engagé : Jean-Patrick Manchette ». Histoire des traductions en langue française, XXe siècle, dir. Bernard Banoun, Isabelle Poulin et Yves Chevrel. Paris : Verdier, 2019, p. 1196-1199.

LE FLAHEC, Nicolas et Gilles MAGNIONT, dir. Jean-Patrick Manchette et la raison d’écrire. Toulouse : Anacharsis, 2017.

MANCHETTE, Jean-Patrick. Les Yeux de la momie. Paris : Payot et Rivages, coll. « Écrits noirs », 1997.

MANCHETTE, Jean-Patrick. Journal 1966-1974. Paris : Gallimard, 2008.

Le Matricule des anges (dossier Manchette), n° 95. Paris, juillet-août 2008.

Temps noir spécial Manchette, n° 11, Nantes : Joseph K., 2008.

Pour le détail de la collection Futurama, voir https://www.noosfere.org/livres/collection.asp?numcollection=186

 

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