Jean-Paul Sartre est un philosophe qui s’est beaucoup intéressé à l’écriture littéraire, qu’il a pratiquée lui-même, dont il s’est fait le critique et le théoricien. La littérature des États-Unis a joué un rôle majeur dans sa pensée de l’engagement.
L’Amérique est d’abord pour Sartre un espace rêvé, dont le désir lui vient dans l’enfance, du cinéma et des récits d’aventure qu’il découvre avec sa mère. Ces expériences sont rapportées dans l’autobiographie de l’auteur, Les Mots (1963), mais on en trouve la trace dès la publication de ses premières recherches philosophiques sur la perception, qui prennent l’exemple de promenades imaginaires à New York (L’Imaginaire, 1940). La lecture de romans américains intervient plus tard, dans les années 1920 et 1930, et donne lieu à l’écriture de textes critiques qui servent aujourd’hui encore à débattre de la question d’une politique de la littérature. On peut ajouter à cet ensemble le goût du jazz qui joue un rôle bien connu dans La Nausée (1938).
C’est après-guerre seulement que Sartre traverse l’Atlantique. En 1945, il fait partie d’un groupe de journalistes français invités par le Département d’État américain. Il publie à son retour toute une série d’articles consacrés à la société et à la politique (un aperçu est donné dans la bibliographie). Il consacre même aux « U.S.A. » un numéro double (août-sept. 1946) de la revue Les Temps modernes qu’il a créée en octobre 1945 avec Simone de Beauvoir. Les différentes rubriques de cette publication rendent bien compte de l’approche plurielle qui est la sienne : « Situations », qui sera le titre des volumes critiques à venir, dessine l’horizon de l’engagement de l’écrivain hic et nunc ; « Mythes » précise la fonction sociale des représentations culturelles (articles sur les « Comics », « L’art américain au XXe siècle », les « Negro Spirituals ») ; « Hommes » enfin conforte la thèse qui donne son titre à un ouvrage paru en mars de la même année : L’existentialisme est un humanisme. Le texte de « Présentation » du volume des Temps Modernes (repris dans Situations III) s’achève ainsi :
Chacun de ces articles me semble un visage. Un visage inquiet, d’une émouvante liberté. Et c’est bien ce que nous avons voulu offrir aux lecteurs qui n’ont pas traversé l’Amérique et qui ne connaissent pas encore l’étrange douceur que prennent les visages, à New-York, quand les premières lampes s’allument dans Broadway (Sartre, 1949 132).
Un peu plus haut, Sartre a évoqué « le complexe d’infériorité des intellectuels [américains] devant la culture du vieux continent, les critiques qui disent : “Comment pouvez-vous admirer nos romanciers, vous qui avez Flaubert ?” » (1949 128). Il répond au cours du second voyage, en 1946, dans une conférence donnée à l’Université de Yale intitulée « Les romanciers américains vus par les Français », traduite par Evelyn de Solis et publiée sous le titre “American Novelists in French Eyes” dans The Atlantic Monthly (Sartre, 1946, 114-118).
Une somme récente de Yan Hamel, L’Amérique selon Sartre (2018), permet de prendre conscience de l’importance de cet espace culturel pour le romancier philosophe. En ce qui concerne la littérature, on peut dire que Sartre la traverse comme une exaltante épreuve de l’étranger.
La « double vie » de l’enfance : la fabrique de l’écrivain populaire
L’autobiographie date de 1963. Les familiers de Sartre ont pu découvrir bien plus tôt son intérêt pour les nouvelles techniques romanesques des anglophones : ses Conférences du Havre sur le roman datent des années 1930 et s’intéressent successivement à James Joyce, Virginia Woolf et John Dos Passos. Les Mots jette toutefois un éclairage majeur sur le rôle formateur, de transgression et d’émancipation, joué par la culture populaire et les romans d’aventure sériels venus d’Amérique.
Enfant, Sartre ne lit pas seulement des récits traduits de l’américain ; il dévore des romans français qui mettent en œuvre une certaine idée de l’Amérique. L’un d’eux, Les Transatlantiques (1897) d’Abel Hermant, est explicitement associé à l’éveil d’une conscience de l’interdit, qui façonne le premier regard sur les États-Unis :
Vers dix ans, je me délectais en lisant Les Transatlantiques : on y montre un petit Américain et sa sœur, fort innocents, d’ailleurs. Je m’incarnais dans le garçon et j’aimais, à travers lui, Biddy, la fillette. J’ai longtemps rêvé d’écrire un conte sur deux enfants perdus et incestueux. On trouverait dans mes écrits des traces de ce fantasme (Les Mots et autres écrits 28).
La découverte des romans non seulement étranges, mais étrangers, est également associée à la notion d’interdit. L’épisode est bien connu, qui relate une action concertée contre le grand-père et son obstination à faire lire les classiques français à son petit-fils : « Ma mère se mit en quête d’ouvrages qui me rendissent à mon enfance », raconte l’adulte. La plupart viennent d’Amérique :
Le Nouveau Monde semblait d’abord plus inquiétant que l’Ancien : on y pillait ; on y tuait ; le sang coulait à flot. Des Indiens, des Hindous, des Mohicans, des Hottentots ravissaient la jeune fille, ligotaient son vieux père et se promettaient de le faire périr dans les plus atroces supplices (Sartre, Les Mots et autres écrits 39).
Outre Le Dernier des Mohicans, de James Fenimore Cooper, ces lectures comprennent les aventures hebdomadaires de Nick Carter, détective privé né en 1886. Elles « restèrent longtemps clandestines », précise Sartre ; « conscient de leur indignité je n’en soufflai pas un mot à mon grand-père. Je m’encanaillais, je prenais des libertés, je passais des vacances au bordel mais je n’oubliais pas que ma vérité était restée au temple » (2010 40). Le processus de désacralisation de l’écrivain, intimement lié à la démocratisation de la lecture et à la théorie de l’engagement, naît ainsi à la faveur de ce que l’auteur appelle sa « double vie », qui « n’a jamais cessé : aujourd’hui encore je lis plus volontiers les “Série noire” que Wittgenstein. » (Les Mots et autres écrits 41)
L’ailleurs donne du jeu à l’héritage et à la pratique culturelle. De façon très troublante, c’est à partir de représentations convenues de l’Amérique que Sartre conçoit la littérature comme lieu véritablement commun, placé sous la responsabilité d’écrivains nécessairement populaires. Dans la seconde partie des Mots, intitulée « Écrire », il fait part d’une « découverte » qui lui revient en mémoire à la vue d’une gravure qui le « bouleversa » et montre « le célèbre romancier Dickens » sur le point de débarquer à New York (« on aperçoit au loin le bateau qui le transporte ; la foule s’est massée sur le quai pour l’accueillir ») : « les grands auteurs s’apparentent aux chevaliers errants en ceci que les uns et les autres suscitent des marques passionnées de gratitude » (Les Mots et autres écrits 91).
L’art du roman : contribution sartrienne à une histoire internationale des formes
C’est tout particulièrement le romancier américain qui fera l’objet d’un travail d’analyse et d’appropriation par l’adulte. Les articles critiques et le manifeste pour l’engagement Qu’est-ce que la littérature ? (1947) font une large place au genre narratif. Deux articles sont consacrés aux romans de William Faulkner Sartoris et Le Bruit et la fureur, un autre à 1919 de John Dos Passos, entre 1938 et 1939 (repris dans Situations I). L’œuvre de ce dernier avait déjà été passée au crible à l’hiver 1932-1933, comme le montre le document préparatoire de l’une des conférences du Havre. Pour mesurer la force d’attraction de cette œuvre, on peut préciser que le professeur travaille alors grâce à des traductions faites pour lui par Simone de Beauvoir, seul Manhattan Transfer ayant déjà été traduit, en 1928, par Maurice-Edgar Coindreau.
Certes, l’intérêt pour les romanciers américains caractérise l’époque, comme le confirmera la conférence de 1946 à Yale : « Le grand événement littéraire en France, entre 1929 et 1939, a été la découverte de Faulkner, Dos Passos, Hemingway, Caldwell, Steinbeck » (Sartre, 1997 6). Sartre explique ce succès en des termes très précis dans « Situation de l’écrivain en 1947 », la dernière section de Qu’est-ce que la littérature ? : « ce fut un réflexe de défense d’une littérature qui, se sentant menacée parce que ses techniques et ses mythes n’allaient pas lui permettre de faire face à la situation historique, se greffa des méthodes étrangères pour pouvoir remplir sa fonction dans des conjectures nouvelles » (Situations II 227-228).
On cite volontiers l’influence des grands introducteurs du temps, parmi lesquels Coindreau, qui dresse, au fil des discours accompagnant ses traductions, un certain portrait de l’écrivain américain (autodidacte, partageant le sort des plus démunis) qui a pu nourrir directement la théorie de l’engagement de Sartre, laquelle s’écrit contre « l’écrivain français, le seul qui soit demeuré un bourgeois » (Situations II 169). Une lecture attentive des textes critiques attire toutefois l’attention sur la façon dont Sartre peut être dit formaliste dans son entreprise d’implantation : ce sont des formes (ce qu’il appelle des « techniques ») qu’il admire chez ces romanciers, ce sont elles qui permettent de renouveler la vision de l’homme – et il les utilise lui-même, comme le montre Vanessa Besand, par exemple, dans son étude sur « la proximité narrative » de « L’enfance d’un chef » (l’une des nouvelles du recueil Le Mur, 1939) «avec le récit pratiqué par Hemingway et Dos Passos ». Cette affiliation est d’ailleurs revendiquée dans le prière d’insérer commun de L’âge de raison et du Sursis, les deux premiers volumes de la trilogie Les Chemins de la liberté :
Je désirais à la fois éviter de parler d’une foule ou d’une nation comme d’une seule personne en lui prêtant des goûts, des volontés, et des représentations, à la manière dont en use Zola dans Germinal, et de la réduire à la somme des éléments qui la composent. J’ai tenté de tirer profit des recherches techniques qu’ont faites certains romanciers de la simultanéité tels Dos Passos et Virginia Woolf. J’ai pris la question au point même où ils l’avaient laissée et j’ai essayé de retrouver du neuf dans cette voie. (Sartre, Œuvres romanesques 1912)
Sartre perçoit très bien par ailleurs le pouvoir très particulier du traducteur, qui s’efface pour faire connaître, mais n’en occupe pas moins une position de surplomb. C’est dans un entretien radiophonique de 1946 qu’il prononce une phrase restée célèbre sur « Coindreau le traducteur » : « la littérature américaine que nous avons connue entre 1930 et 1940 était la littérature Coindreau, puisque c’est lui qui choisissait » (1946). Un article critique consacré à Moby Dick confirme la conscience claire qu’a Sartre de lire par-dessus l’épaule d’un autre : « Le salut de Giono à Melville : un salut de paysan à matelot. […] Giono trouverait-il dans son arsenal d’images animistes – l’animisme des contes villageois –, les procédés convenables pour parler de la mer toujours recommencée […] ? J’avoue que j’ai été déçu » (Les Écrits de Sartre. Chronologie 634).
Cette attention aux traducteurs prend acte d’une puissance traductive que Sartre associe au romancier américain. Il contribue lui-même à la faire connaître en ajoutant à « la littérature Coindreau » la figure tout à fait singulière de l’écrivain noir.
Un lecteur engagé contre l’Amérique ségrégationniste
Le racisme a retenu l’attention de Sartre au cours de ses voyages aux États-Unis. Un certain nombre de romans américains traduits en français racontent les atrocités commises : lynchage dans Lumière d’août de Faulkner (tr. Coindreau, 1935), émasculation dans Bagarre de juillet de Caldwell (tr. J.-A. Bédé, 1947), « chasse au Noir » dans Black Boy de Richard Wright (tr. M. Duhamel et A. R. Picard, 1947). C’est ce dernier que Sartre érige en écrivain modèle dans Qu’est-ce que la littérature ?, confortant l’idée forte d’événements de traduction, qui engagent les acteurs de la scène littéraire. Cette idée a déjà été soufflée par Boris Vian lorsqu’il s’est présenté en 1946 comme le traducteur de J’irai cracher sur vos tombes, faux roman américain prêté à un certain Vernon Sullivan mais écrit par lui-même ; la pseudo-traduction attire l’attention sur un possible changement de l’histoire : c’est un blanc vengeur de son frère noir qui finit par être lynché dans le roman de Boris Vian.
Si Sartre fut un passeur de littérature des États-Unis, c’est en tant que lecteur engagé, avec beaucoup moins de distance et d’humour que Vian, mais tout aussi conscient d’agir sur une matière textuelle qui ne peut être partagée sans que les espaces culturels mis en rapport s’en trouvent modifiés (sa pièce dénonçant le racisme, La Putain respectueuse, lui vaudra d’être accusé d’anti-américanisme).
C’est dans la section « Pour qui écrit-on ? » que sont introduites les figures américaines d’une altérité radicale, celle du lecteur étranger et celle de l’écrivain noir. La conscience d’horizons d’attente différents sert d’abord à exposer la difficile conciliation des points de vue : « Si je raconte l’occupation allemande à un public américain, il faudra beaucoup d’analyse et de précautions » (Situations II 76-77). Le public « cerne l’écrivain », insiste Sartre, et il en veut pour preuve le « grand écrivain noir Richard Wright » dont la situation (« 90 p. 100 des nègres du Sud sont pratiquement privés du droit de vote ») lui impose de penser une « cassure profonde » (Situations II 87). Une « déchirure » historique existe entre les lecteurs, Blancs ou Noirs, Français ou Américains ; c’est pour l’avoir dépassée et en avoir fait « le prétexte d’une œuvre d’art » (1985 88) que l’auteur de Black Boy est érigé en modèle. Que l’on partage ou non la position du philosophe sur ce qui confronte à l’impérieuse nécessité d’écrire, il n’est pas sans intérêt de souligner la façon dont il a construit, à partir de ses lectures américaines, un imaginaire des « hommes débordés » – qui sied à une certaine conception de la littérature, mondialisée, à laquelle la lecture des écrivains américains a largement contribué : « ils nous ont touchés », conclut Sartre, parce qu’ils étaient « perdus dans un continent trop vaste comme nous l’étions dans l’Histoire » (Situations II 227).
Comme l’écrit Yan Hamel, dans l’introduction d’un numéro spécial des Études sartriennes intitulé « Jean-Paul Sartre, la littérature en partage », ce dernier est « l’un de ceux qui font ensemble et séparés cette totalité réelle qu’est la littérature » (8). L’excipit célèbre des Mots – « Tout un homme, fait de tous les hommes » – éclaire singulièrement le geste critique sartrien, toujours recommencé, de la mise en rapport :
Cet “homme” de Lumière d’août – je pensais : l’homme de Faulkner, comme on dit : l’homme de Dostoïevski ou de Meredith […]. (Sartre, 1947 7).
Le monde de Dos Passos est impossible – comme celui de Faulkner, de Kafka, de Stendhal […]. (Sartre, 1947 24). [Moby-Dick] ne saurait se comparer, dans sa démesure, qu’au Pantagruel de Rabelais ou à l’Ulysse de Joyce. (Sartre, 1971 637).