Si le nom de Léon Bazalgette est aujourd’hui inconnu du grand public, il en allait autrement dans l’Europe de la première moitié du XXe siècle. Homme de lettres et éditeur aux convictions profondément ancrées à gauche, il noua au cours de sa vie des amitiés solides avec de nombreux écrivains, dont Charles Péguy, Georges Duhamel, Charles Vildrac, Jean Guéhenno, Romain Rolland et Stefan Zweig. Outre celle de Walt Whitman, il contribua à la diffusion en France de l’œuvre de Léon Tolstoï, d’Anton Tchekhov, de Georges Eekhoud, de Knut Hamsun et de Henry David Thoreau. Ses affinités idéologiques, ses idéaux pacifistes et internationalistes influencèrent ses goûts littéraires et expliquent des choix de traduction susceptibles aujourd’hui de surprendre, voire d’indisposer un lectorat du XXIe soucieux d’une plus grande précision sémantique ou stylistique.
Bazalgette débuta dans le monde des lettres comme critique d’art au sein de la rédaction de L’Ermitage, qui parut de 1890 à 1907. On trouve parmi les collaborateurs réguliers de la revue certains des noms aujourd’hui associés à la réception française de Walt Whitman, tels qu’Émile Verhaeren, Francis Vielé-Griffin ou Stuart Merrill. Dans ses premiers articles, comme l’indique la nécrologie parue dans Le Mercure de France, « apparaissent les tendances idéologiques auxquelles, critique, sociologue et traducteur, il resta toujours fidèle » (504-505). Outre ses collaborations à Clarté, revue fondée au sortir de la guerre par Henri Barbusse, et à L’Humanité, il dirigea une collection d’auteurs étrangers aux Éditions Rieder. Son engagement le conduisit à publier un grand nombre d’ouvrages qui donnent la juste mesure de son insatiabilité intellectuelle et de son implication dans le monde contemporain, même après un conflit mondial qui mit à mal des idéaux internationalistes qu’il ne désavoua jamais. S’il est permis de déceler une pointe de condescendance dans l’expression qu’utilise l’auteur de la nécrologie à l’endroit de Bazalgette – « ce probe écrivain » –, on verra que cette probité tient surtout à la constance de ses positions idéologiques et à une honnêteté intellectuelle irréprochable.
Bazalgette déploya une belle énergie à traduire nombre d’écrivains américains et européens, contemporains ou du siècle précédent, qui éveillaient chez lui un sentiment de fraternité idéologique. On relèvera parmi les textes traduits – outre ceux de Whitman – Désobéir de Henry David Thoreau (1921, accompagné, en 1924, d’un essai, Henry David Thoreau, sauvage), Au pays de Routabaga de Carl Sandburg (1925) ou Les Îles d’Aran de l’Irlandais John M. Synge (1921).
Henry Thoreau, sauvage
Le seul texte de Thoreau traduit par Bazalgette est Resistance to Civil Government, qu’il intitule en français Désobéir. Pour rédiger la biographie qu’il consacre à cet écrivain, il s’appuie sur les témoignages de « contemporains qui vécurent dans son entourage » (9). Un trait frappant de l’ouvrage est sa faconde vigoureuse alliée au tutoiement utilisé pour s’adresser à Thoreau. Le but est de créer un sentiment de camaraderie virile et fraternelle. Les pages qui relatent la petite enfance de Henry David ne sont pas sans rappeler les vers de « There Was a Boy Went Forth », dans lequel Whitman évoque le rapport fusionnel entre un garçonnet voué à devenir poète et son environnement rural. On relèvera également dans ce livre un emprunt à la technique du catalogue propre au poète de Long Island.
Tu t’aventures sur le trottoir de bois. Passe un chien, un homme ou un tombereau. Les grands ormes poussent un soupir. Un coq chante dans les lointains du village gris-blanc. Deux voisines bavardent gravement. Les belles premières gouttes d’une ondée tambourinent sur les feuilles et sur le trottoir. Tu n’as pas envie de rentrer. La petite fille d’en face se hâte vers la boutique. Tout cela et bien d’autres merveilles, du réveil au coucher, longueur de temps démesurée, c’est pour toi (…) au centre d’un univers bruissant, pailleté, confus, zébré de coups de soleil et de surprises (21).
Le style de Bazalgette est puissant, plein d’une vigueur lyrique très évocatrice… et un brin anachronique. Ainsi le passage suivant :
Il se propose d’amasser jour après jour la richesse dont les capitalistes n’ont cure, qui se croient des gens à l’aise et des malins. La grande affaire de l’existence, à ses yeux de vingt-cinq ans, c’est de se créer soi-même, c’est vivre, se développer, avec le respect de ce cadeau qui est vous — avec le respect et l’amour de cette matière qui vous fut confiée brute pour que vous en fassiez la plus belle œuvre d’art possible. Voyez-vous cela, âmes de croquants, ambitions de marchands de foin ? (70, italiques dans l’original).
Traduire Thoreau et écrire sa biographie offre par ailleurs à Bazalgette l’occasion de surmonter le traumatisme causé par un conflit mondial durant lequel il ne faisait pas bon afficher ouvertement ses idéaux pacifistes ni ses amitiés d’outre-Rhin.
Walt Whitman et son « poème-évangile »
Si Thoreau sert à Bazalgette à panser les plaies infligées par le premier conflit mondial, c’est dans la poésie de Walt Whitman, et dans une lecture assez programmatique de celle-ci, qu’il assied sa pensée politique. Dans Le Problème de l’avenir latin, brûlot publié au tournant du XXe siècle, il se penche sur le besoin qu’aurait selon lui le monde latin de se réinventer : « Actuellement, nous vivons maigrement sur un capital dilapidé. Il est clair que si nous ne le renouvelons pas par un moyen quelconque, nous nous trouverons un jour totalement dépourvus, n’ayant plus pour continuer de vivre que la simple force mécanique d’impulsion que créent quinze siècles d’histoire » (213). Il semblerait que Bazalgette ait puisé une « force d’impulsion » qui ne soit pas simplement « mécanique » dans la poésie de Whitman. La prose de celui-ci, et particulièrement celle de Specimen Days, qu’il traduit en 1926 (Feuilles de journal), s’attire sous sa plume un jugement dévastateur : « Walt Whitman est un des plus faibles prosateurs que l’on puisse imaginer » (7). C’est dans sa poésie – où réside un « grand art (…) si bien caché », ajoute-t-il avec malice, et « que beaucoup ont peine à […] découvrir » (7) – que Bazalgette trouve en partie, et non sans la simplifier, un antidote brandi comme « barbare » au présupposé déclin latin. Ainsi, dans son Poème-Évangile, Bazalgette écrit-il à propos de Feuilles d’herbe : « Il n’est pas œuvre d’art qui s’adresse autant que celle-ci à ce fond d’humanité primordiale que le poids des traditions et des cultures n’a point réussi, malgré tout, à anéantir en chacun de nous » (14). Se faisant l’écho des théories organicistes fréquemment trouvées sous la plume d’Emerson ou de Thoreau et reprises à son compte par Whitman, Bazalgette écrit : « Toute production de l’homme, de son âme, de son cerveau ou de ses mains, qui n’était pas à la taille des choses relevait d’un art inférieur. Très rares, au cours des siècles, ceux qui avaient atteint cette qualité, c’est-à-dire ceux dont les créations existaient comme une colline ou un fleuve existe » (50, italiques dans l’original). Volontiers lyrique, il se repaît dans Feuilles d’herbe d’« images exaltées, comme l’abrégé d’une cité future peuplée d’êtres que leurs proportions inusitées n’éloignent cependant pas de ceux qui sentent en leur tissu les germes de cette grandeur » (151). Au chapitre consacré à la démocratie, Bazalgette laisse entendre qu’il approche ce terme sous un jour plus métaphorique ou ontologique : « C’est parce que le moi est la pierre d’angle sur quoi se fonde tout l’édifice humain qu’il exalte l’égotisme comme la vertu suprême et vous exhorte passionnément à être, par-dessus tout et malgré tout, vous-même. Vous-même foncièrement, avec véhémence, sans autre restriction que le respect des autres soi » (156). C’est au chapitre sur l’amour que le lecteur d’aujourd’hui trouvera le plus à redire, tant la « mâleté fière » (192) qu’il reconnaît au poète dissone quelque peu avec nos lectures contemporaines moins hétéronormées. On lira en souriant la question rhétorique suivante : « Comment imaginer que cette âme passionnée n’ait pas connu l’âme de la femme, ne s’y soit plongée comme elle se plongeait en l’ivresse du monde ? » (200) L’âme, peut-être, mais le corps ? Quant aux difficultés rencontrées par Whitman à se faire apprécier de ses compatriotes, Bazalgette les attribue au manque de maturité d’une jeune nation encore trop accaparée par son développement géographique et institutionnel : « Entre ses compatriotes, naïvement imbus de leurs préjugés d’importation européenne, et lui-même, qui était pleinement conscient des possibilités d’art qu’offrait un pays aussi jeune, il dressait ces obstacles à peu près insurmontables : sa puissance, sa nudité, son ampleur » (335). Cet ouvrage avait été précédé, en 1908, par une longue monographie parue au Mercure de France, Walt Whitman, l’homme et son œuvre. L’enthousiasme de Bazalgette – alors occupé à traduire l’édition intégrale de Feuilles d’herbe – s’y donnait à lire dans un jugement liminaire relativement audacieux à une époque encore assez peu familiarisée avec la poésie whitmanienne : « L’Amérique qui songe et qui chante, derrière celle qui laboure et qui forge, a donné jusqu’ici au monde quatre génies universels : Poe, Emerson, Thoreau et Whitman » ; avant d’ajouter : « Et parmi ces quatre figures, il en est une qui de plus en plus domine colossalement le groupe : c’est Walt Whitman » (v). Que reste-t-il du colosse whitmanien dans le travail de traduction réalisé par Bazalgette au même moment ?
La traduction que publie Balzagette de Leaves of Grass en 1909 est la toute première, en français, à proposer le recueil intégral. Hormis les extraits contenus dans quelques revues littéraires, le public francophone n’avait jusqu’alors accès qu’à une poignée de poèmes traduits par Jules Laforgue, parus en 1886 dans l’éphémère revue La Vogue. Jusqu’à la parution, en 2002, de l’édition intégrale française réalisée par Jacques Darras pour Gallimard, les deux tomes du Mercure de France demeurèrent donc pendant près d’un siècle l’unique édition intégrale disponible pour les lecteurs francophones. Bazalgette approche la poésie whitmanienne davantage pour sa thématique foisonnante, sa « mâleté » prétendument barbare que pour des audaces esthétiques auxquelles il semble peu sensible. Dès le poème d’ouverture, il sacrifie les termes employés par Whitman – qui renvoient à des théories que l’époque concevait comme scientifiques et qui sont convoquées par le poète pour relier le corps humain individuel au corps politique – et les remplace par des options erronées mais plus facilement identifiables par le lecteur. Ainsi, au troisième vers, le terme de physiology devient « l’organisme » et le concept de physiognomy se trouve réduit au « seul visage » (10). Les traits stylistiques récurrents, tels que la répétition ou l’usage fréquent du participe présent, sont repris verbatim par Bazalgette, ce qui donne l’impression d’une transposition littérale de l’original plus que d’une traduction. Mais ce sont surtout les choix opérés dans les passages ouvertement homoérotiques qu’a retenus l’histoire littéraire hexagonale. En effet, dans Corydon, paru en 1911, André Gide rapporte avec malice un dialogue entre le narrateur et le Dr. Corydon. Il y est question de la traduction de Leaves of Grass et de l’occultation de tout sous-entendu homoérotique. Il est reproché à Bazalgette de « traduire par “affection” ou “amitié” le mot love et sweet par “pur” dès qu’il s’adresse au “camarade” » (17). Ce rejet de la traduction de Bazalgette et de l’exégèse qu’il en propose conduit Gide au sein de La Nouvelle Revue Française à proposer une contre-traduction, qui devait aboutir au fameux Œuvres choisies, publié en 1918, réunissant entre autres, autour de leur instigateur, Valery Larbaud et Francis Viélé-Griffin. S’y trouvent également, débarrassés de leurs scories, les poèmes traduits trente ans plus tôt par Laforgue. Le désir de faire sortir Whitman du carcan hétérosexuel dans lequel Bazalgette l’avait enfermé coïncida pour Gide avec la divulgation de sa propre orientation sexuelle dans les pages de La Nouvelle Revue Française, en 1914. Ces événements mirent un terme définitif à l’amitié profonde qui liait Gide à Paul Claudel. Lequel entérina la rupture dans une lettre du 09 mars 1914 par une formule aussi célèbre que péremptoire : « Je ne puis plus collaborer à votre Whitman. C’est impossible » (Correspondance 220).
Bazalgette entreprit de se justifier dans le compte rendu de Corydon qu’il publia dans le numéro du 15 août 1924 de la revue Europe. Il y est moins question du livre de Gide que de l’affirmation par ce dernier de la « pédérastie » de Whitman. À ce sujet, il écrit avec la verve qui le caractérise : « [Whitman] eût-il été [pédéraste], soyez sûr qu’il n’aurait pas pratiqué la pédérastie en pingre, en pisse froid et en littérateur, mais comme le grand animal qu’il était, avec franchise et robustesse, avec son sang riche et ses sens gourmands, avec la folie de son corps vermeil (“n’ayez pas peur de mon corps lorsque je passe”). » (121) Bazalgette moqué par bien plus célèbre que soi ne rend pas les armes. Il est légitime de voir en cette fidélité envers ses choix de traduction la marque de sa probité plus qu’un entêtement ou une vanité qui lui était, semble-t-il, étrangère. Aussi insatisfaisant ou daté que puisse nous paraître aujourd’hui le Feuilles d’herbe de Bazalgette, le nom de son auteur reste intimement lié à celui de Whitman, dont il a contribué de façon indiscutable au rayonnement en Europe. Et quel plus bel hommage peut-on rendre à la probité de ce passeur, « cet ami entre mes amis », que les pages que lui consacre Zweig dans Le Monde d’hier ? « Ce qui était extraordinaire chez Léon Bazalgette, […] c’est qu’au milieu de cette génération de poètes il mettait toute sa force créatrice au service d’œuvres étrangères, réservant ainsi toute la merveilleuse intensité de sa nature à ceux qu’il aimait. […] Il avait consacré dix années de sa vie à faire connaître Walt Whitman aux Français par la traduction de tous ses poèmes et une biographie monumentale. Inciter sa nation à porter un regard au-delà des frontières, rendre ses concitoyens plus virils, leur inculquer l’esprit de camaraderie, en proposant cet exemple d’un homme libre, épris du monde entier, était devenu le but de son existence : le meilleur des Français, il en était en même temps l’adversaire le plus passionné du nationalisme » (166). La lecture que propose Zweig de Whitman par le truchement de Bazalgette peut prêter à sourire. Écrite au bord du gouffre dans lequel se précipitait l’Europe, elle n’en souligne pas moins ce qui fait la grandeur – osons le mot ! – des véritables passeurs : l’humilité face aux auteurs dont ils s’emploient à diffuser les œuvres, leur ouverture à l’étranger, leur engagement dans le monde présent, qualités indéniables chez Bazalgette, auxquelles l’auteur de Leaves of Grass aurait sans nul doute été sensible.