Auteur et penseur essentiel du mouvement de la « négritude », Léopold Sédar Senghor a joué un rôle actif de passeur de la littérature africaine américaine parmi les intellectuels africains et caribéens francophones comme dans le champ littéraire français. Arrivé à Paris en 1928 pour y effectuer ses études, il remplit dans un premier temps ce rôle à une échelle qui peut paraître modeste, mais dont l’importance ne saurait être sous-estimée : celle de la sociabilité entre étudiants, écrivains et autres lettrés de la diaspora africaine installés dans la capitale française. Peu après son arrivée à Paris, Senghor fait la connaissance du Martiniquais Louis-Thomas Achille sur les bancs du lycée Louis-le-Grand ; ce dernier, féru de musique et de littérature africaines américaines, l’introduit à un cercle d’intellectuels antillais constitué en région parisienne au cours de la décennie 1920, et qui se réunit en particulier dans l’appartement des sœurs Paulette et Jane Nardal à Clamart où se succèdent de prestigieux invités venus d’outre-Atlantique, dont certains se sont expatriés à Paris. Claude McKay en particulier avait rencontré les sœurs Nardal dans la première moitié des années 1920 et facilité la venue dans leur salon d’écrivains et artistes africains américains – dont Alain Locke, devenu visiteur annuel du salon, où il rencontre Senghor. L’anthologie The New Negro (1925) d’Alain Locke, découvert à cette occasion, devient d’ailleurs le livre favori de ce dernier, qui ne cessera d’en faire l’éloge (Langellier 375) jusqu’à le désigner comme son « livre de chevet » dans « Problématique de la négritude » (276). Outre Locke et McKay, le salon des Nardal permet à Senghor de rencontrer Mercer Cook, Carter G. Woodson et Hale Woodruff; il fera également la connaissance de Langston Hughes et de Countee Cullen par l’intermédiaire de Léon-Gontran Damas. Senghor est introduit davantage encore à la poésie noire américaine par Nancy Cunard, une expatriée britannique mariée au musicien noir américain Henry Crowder et qui éditera l’influente anthologie de poésie noire américaine Negro Anthology (1934).
Cette fréquentation directe ou indirecte des auteurs et artistes de la Renaissance de Harlem états-unienne s’accompagne d’un travail de transmission auprès de ses pairs – dont Aimé Césaire, qu’il rencontre en 1931, n’est pas des moindres. Cette année 1931 constitue d’ailleurs un moment charnière dans la connexion qui s’établit entre la littérature africaine américaine et le milieu littéraire diasporique parisien : Langston Hughes et Claude McKay sont traduits dans la Revue du monde noir qui vient d’être créée par les sœurs Nardal avec le concours de Louis-Thomas Achille, et dont Senghor est un fidèle compagnon de route ; d’autres traductions de poètes noirs américains encore sont lues par Senghor dans le numéro d’octobre de la revue communiste Nouvel âge ; enfin, c’est l’année où paraît la traduction française du Banjo de McKay, que Senghor lit et fait lire autour de lui. Selon les dires de Léon-Gontran Damas, Senghor aurait même largement contribué au succès de la traduction française de Banjo en la recommandant chaleureusement aux étudiants noirs qu’il rencontrait à Paris (« Naissance et vie de la Négritude » 185). Cette première phase de passeur « social » du jeune Senghor, brutalement interrompue par la guerre, se clôt symboliquement en 1945 avec la publication dans les pages de la revue Poésie 45 d’une série de poèmes africains américains traduits de sa main : « Song of the Sun » et « Georgia Dusk » de Jean Toomer, « Our Land », « An Earth Song » et « Minstrel Man » de Langston Hughes, et enfin « Heritage » de Countee Cullen (« Trois poètes négro-américains »). Nous sommes à la fois l’année de son élection comme député et celle de la parution de son premier recueil Chant d’ombre : c’est désormais en homme politique et en écrivain que Senghor accomplira son rôle d’ambassadeur de la littérature africaine américaine.
Le legs de cette activité déployée à plus grande ampleur à partir des années d’après-guerre se trouve synthétisé dans une série de textes et de conférences allant de « La poésie négro-américaine » (prononcée en 1950, publiée en 1964) à Ce que je crois. Négritude, Francité et Civilisation de l’Universel (1988) en passant par « Problématique de la négritude » (prononcée en 1971, publiée en 1977). Ce legs passe également par l’implication de Senghor dans de grands événements culturels panafricains comme participant (1er Congrès international des écrivains et artistes noirs de septembre 1956) et comme organisateur (Premier festival mondial des arts nègres d’avril 1966). Dans sa conférence de 1950 reprise dans Liberté I: Négritude et Humanisme, Senghor effectue un double travail de présentation et d’interprétation de la poésie africaine américaine. Cet effort de présentation passe par l’introduction de textes de « poésie populaire » tirés de spirituals, de work songs et de blues, mais aussi et surtout de multiples auteurs littéraires dont Paul Laurence Dunbar, Langston Hughes dont il cite un long extrait du manifeste « The Negro Artist and the Racial Mountain », James Weldon Johnson et sa poésie dialectale (Trompettes de Dieu), le Cabaret de Frank Marshall Davis, sans oublier Jean Toomer, Sterling Brown, Countee Cullen, Gwendolyn Bennett, Richard Wright et son cher Claude McKay, dont il affirme qu’il « peut être considéré, à bon droit, comme le véritable inventeur de la Négritude. Je ne parle pas du mot, je parle des valeurs de la Négritude. » (« La poésie négro-américaine » 116). Senghor cite et traduit des vers, prenant son lecteur par la main pour l’amener vers ces œuvres issues d’un terreau social et culturel peu familier.
Mais au-delà de la seule présentation des auteurs, le travail de Senghor relève bien ici de l’interprétation, et c’est sur ce point qu’il s’avère le plus intéressant dans la mesure où il nous renseigne sur les modalités spécifiques de ce geste senghorien de passeur. Sans trahir la vérité des textes africains américains qu’il convoque, Senghor se sert d’eux pour esquisser sa propre vision de la négritude, effectuant par là même un certain nombre de choix. L’auteur indique d’ailleurs explicitement avoir effectué une sélection parmi les poèmes écrits par des Noirs américains, laissant de côté ceux qui exprimaient selon lui des « thèmes universels » dans un « style européen » pour privilégier la poésie apportant « un frisson nouveau » (« La poésie négro-américaine » 108) au sein des lettres occidentales. Il affirme vouloir s’attarder sur le style spécifique de poèmes comportant ce qu’il nomme des « traits nègres » (110). À ses yeux, « le Nègre » est « un émotif » dont les images sont simples et justes à défaut d’être originales : « le Nègre n’invente pas » (110), écrit-il, mais décrit le monde avec précision et force de conviction. Étayant sa pensée à l’aide d’éléments historiques et anthropologiques, Senghor concède que les esclaves des États-Unis ont « oublié toute langue africaine, et aussi, à un moindre degré, le folklore africain » mais pour mieux affirmer qu’ils auraient conservé un « animisme » fondamental, qu’il qualifie de « sensibilité » et d’« extraordinaire perméabilité aux courants du monde extérieur », voire de « sens aigu des forces cosmiques » (105), ce qui ferait d’eux des « fils de la Terre » (121). En outre, le rythme caractériserait profondément selon Senghor cette poésie comme toutes celles du « monde noir ». Il évoque encore l’esthétique du blues et « l’humour nègre » (114), la « sensualité » propre à cette poésie (118), ainsi que sa dimension cosmique (119). Son regard sur la poésie africaine américaine n’est ni neutre ni scolaire, il est sous-tendu par une philosophie bien personnelle : « La personnalité nègre s’est affirmée dans le passé ; l’expérience de l’esclavage n’a fait que l’enrichir en profondeur. Il s’agit, dans le présent, d’exprimer cette personnalité en beauté ; de définir un des aspects les plus humains de la condition humaine » (107-108).
C’est bien, on le voit, en tant que théoricien de la « négritude » au sens distinctement senghorien du terme que l’homme de lettres sénégalais se fait passeur de la littérature africaine américaine. Mais son activité panafricaine, inséparable de ce travail de penseur et de guide intellectuel, l’amène autant à fonder « la négritude » qu’à confronter « les négritudes », si l’on peut dire : car il s’agit d’un travail différentiel, conscient des multiples « décalages » entre les façons dont l’expérience afrodescendante se trouve pensée et formulée dans les différents territoires francophones et aux États-Unis, comme l’indique Brent Hayes Edwards (13-15). Lors du premier Congrès international des écrivains et artistes noirs tenu du 19 au 22 septembre 1956 dans l’amphithéâtre Descartes de la Sorbonne, Senghor présente une réflexion sur les littératures orales africaines et prend part sur un mode conciliateur aux débats houleux avec le contingent états-unien qui ne se reconnait pas dans les orientations intellectuelles de leurs camarades francophones. Cette « querelle » entre francophones et états-uniens autour de la notion de « négritude » sera encore évoquée et relativisée dans Liberté III (271). La conscience aiguë des différences linguistiques et philosophiques qui le séparent d’eux n’empêchera jamais Senghor de mettre en avant les écrivains noirs américains et leur rôle dans la naissance de la négritude. Devenu président de la République du Sénégal, il organise à Dakar le Premier festival mondial des arts nègres d’avril 1966, où il invite notamment Langston Hughes. Cinq ans plus tard, il prononce le discours d’ouverture du colloque sur la négritude organisé à Dakar le 12 avril 1971 par l’Union progressiste sénégalaise, le parti présidentiel : c’est l’occasion pour lui d’affirmer avec force qu’« au sens général du mot, le mouvement de la Négritude – la découverte des valeurs noires et la prise de conscience par le Nègre de sa situation – est né aux États-Unis d’Amérique. […] Notre mouvement, né à Paris, a été puissamment favorisé par le mouvement de Niagara, la Negro-Renaissance, voire par le garveyisme » (« Problématique de la négritude » 274, voir aussi « De la négritude » 139), avant de se livrer à un éloge de W.E.B. Du Bois comme père de la Négritude, explicitant les concepts centraux de sa pensée (« Problématique de la négritude » 274). Ici Senghor élargit l’empan historique du corpus africain américain qu’il présente : si « La poésie négro-américaine » se concentrait presque exclusivement sur la période de la Harlem Renaissance, le Senghor de « Problématique de la négritude » s’étend à la fois vers le passé en rendant à Du Bois sa juste place – ce qu’il continuera de faire dans le troisième chapitre de Ce que je crois. Négritude, Francité et Civilisation de l’Universel (1988, 138-139) – et vers le présent, puisqu’il s’arrête également sur l’ouvrage The Militant Black Writer (1969) de Mercer Cook et Stephen Henderson, plutôt emblématique du mouvement nationaliste noir contemporain, pour confronter sa vision de l’idée d’« âme noire » à la sienne (« Problématique de la négritude » 273, 278). En somme, si le jeune étudiant fréquentant le milieu cosmopolite des intellectuels noirs parisien d’avant-guerre s’est mué en homme d’état et en homme de lettres reconnu, une chose n’a pas changé : son engagement dans la transmission de la littérature africaine américaine, loin de se présenter comme neutre, se fait sur un mode profondément dialectique, celui d’une quête de soi-même dans l’autre et avec l’autre, à la faveur d’une « négritude » qui se dessine non pas en dépit des différences linguistiques ou nationales, mais grâce à elles.