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Marcel DUHAMEL (1900-1977)

Crédits : https://www.babelio.com/auteur/Marcel-Duhamel/46569/photos

La désinvolture littéraire de Marcel Duhamel désarme les critiques autant qu’elle peut les nourrir, tant son expérience de la traduction comme de l’édition semble n’avoir été, à en croire la lecture de ses mémoires, qu’une aventure parmi tant d’autres ayant émaillé une existence mue avant tout par un appétit de vie aussi ludique que gourmand. À cet égard, son compagnonnage avec le premier groupe surréaliste puis avec le groupe Octobre des frères Prévert n’a sans doute pas moins d’importance que la création de la « Série Noire » à laquelle son nom reste à jamais associé.

C’est néanmoins dès les années 1930 qu’il se fait passeur de la culture des États-Unis, en commençant par une expérience pionnière dans le doublage de films. Par la suite, son activité de traducteur de littérature « générale » s’inscrit dans le sillage direct de Maurice Edgar Coindreau – littéralement dans le cas des Raisins de la colère dont il achève la traduction, et plus généralement par le corpus abordé : Steinbeck, Hemingway, Erskine Caldwell. Cette énumération suggère au demeurant qu’au versant « expérimental » du modernisme américain (de Faulkner à Dos Passos), Duhamel semble préférer une veine supposément « réaliste », qu’elle soit associée au béhaviorisme (Hemingway) ou marquée par une truculence naturaliste mêlée de conscience sociale.

La naissance de la « Série Noire » en 1945 reflète bien la cohérence contradictoire de Duhamel, qui mêle amour fervent et flair opportuniste – ou peut-être plutôt abandon au hasard objectif. Dans le contexte américanophile de la Libération, il peut sembler paradoxal de lancer la collection avec deux imitateurs britanniques du hardboiled novel américain, Peter Cheyney et James Hadley Chase – alors même que Dashiell Hammett ou Le facteur sonne toujours deux fois de James M. Cain avaient été traduits en français dès l’entre-deux-guerres. Le paradoxe n’est qu’apparent : Pas d’orchidées pour Miss Blandish, de Chase, on le sait, reprend peu ou prou l’argument de Sanctuaire pour le réinsérer dans les codes de la fiction criminelle avec lesquels il jouait déjà (comme l’avait relevé Malraux dans sa préface au roman de Faulkner). En ce sens, le choix de traduire et de publier Chase perpétue la prédilection des avant-gardes pour la culture populaire la plus mal famée. Surtout, la « Série Noire » naît de la vision diffractée que se fait le Vieux Monde d’une Amérique largement fantasmatique. Mais, sitôt la collection recentrée sur les romans criminels d’outre-Atlantique (sans renier les Britanniques, et avant de s’ouvrir aux auteurs francophones), le miroir déformant qu’elle tend à la culture américaine va aussi constituer en un genre à part entière une production pléthorique mais jusque-là éclatée.

 Selon un processus familier et parfois mythifié, la « Série Noire » a ainsi contribué à donner en France une légitimité culturelle à une littérature ignorée et mésestimée dans son propre pays – relayée en cela par de nombreux écrivains, artistes et intellectuels respectés, de Camus revendiquant l’influence de Cain à Giono saluant Chester Himes, avant que les cinéastes de la Nouvelle Vague (Godard, Truffaut, Chabrol) la célèbrent à leur tour. C’est bien la « Série Noire » qui a arraché un David Goodis à l’anonymat puis à l’oubli. On ne saurait non plus minimiser la portée politique de certains choix éditoriaux de Duhamel, hérités là encore des avant-gardes, dans leur puritanisme occasionnel comme dans leur portée subversive : si les coupes ou déformations infligées à certains ouvrages suggèrent (comme l’a relevé Benoît Tadié) un préjugé homophobe, Duhamel a en revanche mis en valeur la dimension de critique sociale et politique, présente justement chez McCoy, et tout à fait explicite chez le méconnu et très militant Robert Finnegan dont il fit presque une cause personnelle. Sans parler de l’audace qu’il y avait à traduire dès 1948 (bien avant de l’intégrer à la collection), et parallèlement à Richard Wright, un Chester Himes doublement ghettoïsé, comme auteur de polars et comme Afro-Américain.

Par ailleurs, il convient de nuancer, si légitimes soient-elles, les accusations d’irrespect fréquemment adressées à Duhamel dans son traitement des textes originaux. Du moins faut-il faire la part des contraintes éditoriales : collection de grande diffusion, de « romans de gare » (au sens strict de son contexte de distribution), la « Série Noire » a été en quelque sorte victime de son succès, condamnée, pour des raisons d’économie d’échelle et de coût de fabrication, à une prolifération de titres (au détriment de l’exigence dans la sélection comme dans l’établissement des textes) mais aussi à un formatage strict concernant la pagination, dont Duhamel lui-même s’est justifié très tôt tout en le déplorant. Il serait donc vain sinon injuste – même si l’on peut contester le choix des coupes opérées – de lui reprocher d’avoir amputé d’un tiers The Long Goodbye de Chandler. Il est moins pardonnable d’avoir affublé le roman comme tant d’autres d’un de ces titres français gratuitement infidèles, rigolards et racoleurs, en forme de calembour vaseux – en l’occurrence Sur un air de navaja –, qui très tôt firent aussi partie de l’image de marque de la collection (et dont Claude Chabrol, tout en soulignant leur progressive argotisation, célébrait la « poésie sauvage » lors de leur surgissement). De même, on s’explique mal pourquoi Duhamel, co-traducteur avec Renée Vavasseur de La Grande Fenêtre, a cru bon pour une fois de transposer au présent de narration un récit rétrospectif, et de faire précéder le roman d’une liste des personnages comme pour une pièce de théâtre… Et sa suggestion à la traductrice Laurette Brunius de changer la fin de The Burglar de Goodis laisse pour le moins rêveur. Au fond, c’est peut-être avant tout de l’histoire littéraire (et pas seulement éditoriale) française que relève la « Série Noire », y compris dans sa diffusion d’ouvrages américains, dont la traduction oscille sans cesse entre la tentation d’un pittoresque exotique et celle de la « domestication » (déjà manifestes dans la traduction des Raisins de la colère, écartelée parfois entre transposition du vernaculaire et notes explicatives en bas de page). Pour des raisons peut-être pragmatiques mais sans doute aussi par souci d’un regard neuf et décalé, Duhamel a très tôt constitué une équipe de traducteurs non issus du sérail de la littérature générale (Janine Hérisson, Henri Robillot, France-Marie Watkins…) et, à l’occasion, fait appel à des talents inattendus (Boris Vian, bien sûr, ou même le réalisateur Maurice Tourneur, vétéran du cinéma muet hollywoodien). Or, plus encore peut-être que l’argot folklorique, tout en grisbi et en rififi, des premiers auteurs français de la collection (Albert Simonin, Auguste Le Breton), c’est cet idiome créé de toutes pièces par les traductions, dans leur raideur ou leurs erreurs même, qui a peu à peu irrigué la littérature française (on pourrait ainsi dessiner une généalogie qui va de Hammett à Echenoz en passant par Manchette). Ainsi Truffaut célébrait-il la poésie spontanée voire involontaire à l’œuvre dans ce français-là (citant la simplicité d’un apocryphe et peut-être rêvé « J’entre dans les maisons, je suis cambrioleur » dans Le Casse de Goodis – au demeurant un alexandrin parfait), dont la stylisation, l’artifice assumé, présentaient pour lui des parentés avec le style de Cocteau. Dans une fameuse lettre à Duhamel, il souligne que le qualificatif de factice n’a rien de péjoratif, et esquisse un parallèle avec son goût du doublage. Ce dernier argument renvoie sans le savoir aux premiers travaux de Duhamel. Et surtout, cet éloge paradoxal du « français traduit » (« le charme du traduit du ») ravive une idée chère aux avant-gardes dont il était issu : trouver une « poésie sauvage » (selon le mot de Chabrol) dans les « refrains niais, rythmes naïfs » dont parle Rimbaud dans Une Saison en enfer, régénérer la culture par ses marges, réinventer la langue pour réenchanter la vie.

Notice et bibliographie établies par Serge ChauvinProfesseur de littérature et cinéma américains, U. Paris Nanterre, traducteur et critique de cinéma.
Pour citer cette notice : Notice Marcel DUHAMEL (1900-1977) par Serge Chauvin, Dictionnaire des Passeurs de la Littérature des États-Unis, mise en ligne le 9 juillet 2023 - dernière modification le 19 décembre 2023, url : https://dicopalitus.huma-num.fr/notice/marcel-duhamel-1900-1977/ 

Bibliographie

CHABROL, Claude. « Les premières années de La Noire », Les Inrockuptibles, « 50 ans de Série Noire : chefs-d’œuvre cachés, », n° 20, 9-22 août 1995.

DUHAMEL, Marcel. Raconte pas ta vie. Paris : Mercure de France, 1972.

GARNIER, Philippe. Goodis, la vie en noir et blanc. Paris : Éditions du Seuil, 1984.

GARNIER, Philippe. Retour vers David Goodis. Paris : La Table Ronde, 2016.

Les Inrockuptibles, « 50 ans de Série Noire : chefs-d’œuvre cachés, », n° 20, 9-22 août 1995.

LHOMEAU, Franck & CERISIER, Alban (dir.). C’est l’histoire de la Série Noire 1945-2015. Paris : Gallimard, 2015.

MESPLÈDE, Claude. Les Années « Série Noire », tome 1, 1945-1959. Bibliographie critique d’une collection policière. Paris : Encrage, 1992.

MESPLÈDE, Claude & SCHLERET, Jean-Jacques. Les auteurs de la Série Noire. Voyage au bout de la Noire 1945-1995. Nantes : Joseph K., 1996.

TADIÉ, Benoît. Front criminel. Une histoire du polar américain de 1919 à nos jours. Paris : PUF, 2018.

TRUFFAUT, François. Correspondance avec des écrivains 1948-1984. Paris : Gallimard, 2022.

 

LISTE SÉLECTIVE DES TRADUCTIONS DE MARCEL DUHAMEL

(par ordre chronologique des premières publications pour chaque auteur)

http://www.idref.fr/034745173/id

HEMINGWAY, Ernest. En avoir ou pas. [To Have and Have Not, 1937]. Paris : Gallimard, 1945.

HEMINGWAY, Ernest. Dix Indiens [« Ten Indians », 1927]. Paris : Gallimard, 1946.

HEMINGWAY, Ernest. Paradis perdu, suivi de La Cinquième Colonne [Hills Like White Elephants, 1927 ; The Fifth Column and the First Forty-Nine Stories, 1938]. Paris : Gallimard, 1949. (avec Henri Robillot)

CHEYNEY, Peter. La Môme vert-de-gris [Poison Ivy, 1938]. Paris : Gallimard, coll. « Série Noire », 1945.

CHEYNEY, Peter. Cet homme est dangereux [This Man is Dangerous, 1936]. Paris : Gallimard, coll. « Série Noire », 1945.

STEINBECK, John. Des souris et des hommes [Of Mice and Men, 1937]. adaptation théâtrale. Paris : Laffont, 1946.

STEINBECK, John. La Grande Vallée [The Long Valley, 1937]. Paris : Gallimard, 1946. (avec Max Morise)

STEINBECK, John. Les Raisins de la colère [The Grapes of Wrath, 1939]. Paris : Gallimard, 1947. (avec Maurice-Edgar Coindreau)

STEINBECK, John. La Perle [The Pearl, 1947]. Paris : Gallimard, 1947. (avec Renée Vavasseur)

STEINBECK, John. Les Naufragés de l’autocar [The Wayward Bus, 1947]. Paris : Gallimard, 1949. (avec Renée Vavasseur)

McCOY, Horace. Un linceul n’a pas de poches [No Pockets in a Shroud, 1937]. Paris : Gallimard, coll. « Série Noire », 1946. (avec Sabine Berritz)

McCOY, Horace. On achève bien les chevaux [They Shoot Horses, Don’t They? 1935]. Paris : Gallimard, 1946.

McCOY, Horace. J’aurais dû rester chez nous [I Should Have Stayed Home, 1938]. Paris : Gallimard, 1948. (avec Claude Simonnet)

McCOY, Horace. Adieu la vie, adieu l’amour… [Kiss Tomorrow Goodbye, 1938]. Paris : Gallimard, coll. « Série Noire », 1949. (avec Max Roth)

CALDWELL, Erskine. La Route au tabac [Tobacco Road, 1932]. Adaptation théâtrale de Jack Kirkland. Paris : Laffont, 1947.

CALDWELL, Erskine. Le Doigt de Dieu [The Sure Hand of God, 1947]. Paris : Gallimard, 1950. (avec Jacques-Laurent Bost)

CALDWELL, Erskine. La Ravageuse [Claudelle Inglish, 1959]. Paris : Gallimard, 1960.

WRIGHT, Richard. Les Enfants de l’oncle Tom [Uncle Tom’s Children, 1938]. Paris : Albin Michel, 1947. (avec Boris Vian)

WRIGHT, Richard. Un enfant du pays [Native Son, 1940]. Paris : Albin Michel, 1947. (avec Hélène Bokanowski)

WRIGHT, Richard. Black Boy [Black Boy, 1945]. Paris : Gallimard, 1947. (avec la collaboration d’Andrée R. Picard)

HIMES Chester. S’il braille, lâche-le [If He Hollers Let Him Go, 1945]. Paris : Albin Michel, 1948. (avec Renée Vavasseur)

SHERWOOD, Robert. La Forêt pétrifiée [The Petrified Forest, 1935]. Paris : Laffont, 1948.

BURNETT, William Riley. Le Petit César [Little Caesar, 1929]. Paris : Gallimard, coll. « Série Noire », 1948.

CHANDLER, Raymond. Adieu, ma jolie [Farewell, My Lovely, 1940]. Paris :  Gallimard, coll. « Série Noire », 1948. (Révision avec Renée Vavasseur de la traduction de Geneviève de Genevraye)

CHANDLER, Raymond. La Grande Fenêtre [The High Window, 1942]. Paris : Gallimard, coll. « Série Noire », 1949. (avec Renée Vavasseur)

CAIN, James M. Dans la peau [I’ll Get You for This, 1946]. Paris : Gallimard, coll. « Série Noire », 1948.

TRACY, Don. Tous des vendus ! [Criss Cross, 1938]. Paris : Gallimard, coll. « Série Noire », 1948. (avec Patrice Dally)

CHASE, James Hadley. La Chair de l’orchidée [The Flesh of the Orchid, 1948]. Paris : Gallimard, 1948. (avec Lucienne Escoube)

WILDER, Thornton. En voiture pour le ciel [Heaven is My Destination, 1934]. Paris :  Gallimard, 1949 (avec Renée Vavasseur)

HAMMETT, Dashiell. La Clé de verre [The Glass Key, 1931]. Paris : Gallimard, coll. « Série Noire », 1949. (Révision avec Renée Vavasseur de la traduction de P. J. Herr [1932])

FINNEGAN, Robert. Des monstres à la pelle [Many a Monster, 1949]. Paris : Gallimard, coll. « Série Noire », 1949. (avec Lucienne Escoube et François Gromaire)

FINNEGAN, Robert. Les Spaghettis par la racine [The Bandaged Nude, 1948]. Paris : Gallimard, coll. « Série Noire », 1949. (avec François Gromaire)

LATIMER, Jonathan. La Corrida chez le prophète [Solomon’s Vineyard, 1941]. Paris : Gallimard, coll. « Série Noire », 1949.

WILLIAMS, Charles. Fantasia chez les ploucs [The Diamond Bikini, 1956]. Paris : Gallimard, coll. « Série Noire », 1957.

TEVIS, Walter S. In ze pocket (L’Arnaqueur) [The Hustler, 1959]. Paris : Gallimard, coll. « Série Noire », 1961.

LE CARRÉ, John. L’Appel du mort [Call for the Dead, 1961]. Paris : Gallimard, coll. « Panique », 1963. (avec Catherine Grégoire)

LE CARRÉ, John. Chandelles noires [A Murder of Quality, 1962]. Paris : Gallimard, coll. « Panique », 1963. (avec Maurice Rambaud)

LE CARRÉ, John. L’Espion qui venait du froid [The Spy Who came In from the Cold, 1963]. Paris : Gallimard, 1964. (avec Henri Robillot)

THOMPSON, Jim. 1275 âmes [Pop. 1280, 1964]. Paris : Gallimard, coll. « Série Noire », 1966.

WESTLAKE, Donald. Adios Schéhérazade. Paris : Denoël, 1972. (avec Laurette Brunius)

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