Traductrice attitrée de Katherine Anne Porter et Graham Greene, vice-présidente de la Société Française des Traducteurs, Marcelle Sibon œuvra pour l’importation d’une littérature anglo-saxonne affranchie des chemins battus au milieu du XXe siècle par le tandem Coindreau-Gallimard, qui domine alors le paysage éditorial français. Très critique du fruste tableau de la société états-unienne que brossent John Steinbeck, William Faulkner ou Erskine Caldwell dans les pages de la collection « Du monde entier », elle appela de ses vœux la consécration française d’une littérature américaine dite « classique ».
Née en 1894 à Tardets, à moins de trente kilomètres de la frontière espagnole, Marcelle Sibon parle exclusivement le basque pendant les quatre premières années de sa vie. On sait peu de chose de l’éducation qui l’a portée à la traduction, si ce n’est qu’elle était en 1911 boursière de la ville de Paris pour étudier en Angleterre pendant une année scolaire. Certificat d’aptitude en poche, Sibon enseigne l’anglais et les lettres modernes dans une institution catholique de la Loire, puis, en 1917, dans un lycée de jeunes filles à Toulon. Elle emménage ensuite à Douai, qu’elle doit fuir pendant l’exode de 1940 pour trouver refuge au Cap Ferret. À la Libération, Sibon s’installe à Paris, dans un trois-pièces du 5 quai Voltaire loué depuis quelques années à la Maison des Ingénieurs Agronomes. Elle habitera jusqu’en 1980 cet appartement, décrit dans une lettre à une étudiante comme une « maison très paisible où il n’y a, à part moi, que deux perruches jaune-vert, une fenêtre sur le Louvre et les autres sur une cour XVIIIe siècle pleine de lumière et de silence » (Fonds Benhoura-Baya).
À partir de 1935, Marcelle Sibon entretient une correspondance riche et soutenue avec la romancière et nouvelliste américaine Katherine Anne Porter, rencontrée par l’entremise de leur amie commune Sylvia Beach, de la légendaire librairie Shakespeare and Company. Ces échanges, qui ne s’interrompront qu’à leur mort à quelques mois d’écart en 1980, font la chronique d’une amitié transatlantique principalement épistolaire. Les lettres caustiques et affectueuses de Sibon, rédigées dans un anglais impeccable, décrivent successivement les bombardements de Douai, qui la poussèrent à fuir la ville dans la voiture de sa directrice d’établissement, et la vie quotidienne en France dans les années d’après-guerre. À la Libération, quand tout manque à Paris, Porter lui envoie des colis de savon, de café et de sucre, à l’instar de Margaret Mitchell qui fait livrer à son traducteur, Pierre-François Caillé, du riz, du cacao et des vêtements pour enfants. Si ces exemples ne sont pas légion, ils sont suffisamment fréquents pour suggérer que pendant l’entre-deux-guerres, la collaboration intellectuelle entre auteur (et surtout autrice) et traducteur se double d’une solidarité politique qui informe les échanges culturels franco-américains.
Au-delà de la relation personnelle qui lia autrice et traductrice, ces échanges documentent également le rôle de passeuse de Marcelle Sibon, à la fois comme importatrice et comme critique de la production littéraire états-unienne. Elle sera en France l’unique traductrice de Porter, à commencer par quelques nouvelles, d’abord publiées isolément avant d’être rassemblées en recueil quelques années plus tard : « L’Arbre de Judée » (« Flowering Judas ») qui paraît dans la revue Mesures en janvier 1937, « Hacienda » dont une version abrégée figure en août 1937 dans l’hebdomadaire de gauche Vendredi. Après la guerre, « María Concepción » paraît dans Ici, Paris en novembre 1945, et « Une croyance personnelle réconfortante » (« A Bright Particular Faith ») est en 1947 au sommaire de l’anthologie Écrit aux USA éditée par Albert Léon Guérard. Quinze ans plus tard, lorsque Porter délaisse la nouvelle pour s’atteler au genre romanesque avec La Nef des fous (1962), c’est encore Sibon qui travaillera à la traduction française. L’entreprise est, dans une certaine mesure, collaborative : à la demande de sa traductrice, Porter élucide volontiers tel ou tel terme obscur comme milkleg ou whirligigs, explique la différence entre journalist et newspaper man, et va même jusqu’à écrire au président de Jack Daniels pour lui demander le rôle du sour mash (« moût aigre ») dans la fabrication du whiskey. Bien que Sibon se plaise à décrire la solitude de son bureau parisien, sa pratique dément l’image d’Épinal du traducteur anachorète, solitaire devant sa copie : son travail est pris dans un réseau de sociabilités littéraires qui engage, entre autres, auteurs, agents, éditeurs et critiques.
En effet, tout au long de cette collaboration, le rôle de traductrice de Sibon se double de celui d’agente littéraire. C’est elle qui place les nouvelles de Porter auprès des revues, en partie grâce à sa proximité avec Jean Paulhan, et qui convainc Pierre-François Caillé de publier deux recueils aux Éditions du Pavois, dont il est le directeur littéraire : L’Arbre de Judée en 1945, puis Le Vin de midi en 1948. Au début des années 1950, déçue du peu de bruit que suscitent les parutions de Porter en France, Sibon l’incite à quitter son agente Jenny Bradley, qui œuvrerait trop négligemment à leur distribution et leur publicité. À la mort de son mari William Bradley en 1939, celle-ci avait pris les rênes de l’agence Bradley : une relève désastreuse, selon Sibon qui conseille à son amie de se faire représenter par l’agence Denyse Clairouin. Quant aux Éditions du Pavois, elle les juge peu fréquentables après le départ de Caillé à la fin des années 1940 : mieux vaut signer avec Paul Flamand aux Éditions du Seuil, « seule maison honnête » de Paris (Katherine Anne Porter papers). C’est elle qui publiera l’édition française de La Nef des fous en 1963.
Sibon relaie à Porter les articles que la presse française consacre à son œuvre et les dit élogieux, quoique bien trop peu nombreux. La faute n’en est pas seulement imputable à l’agence Bradley : dans le paysage littéraire français du milieu du XXe siècle, il est difficile d’imposer les recueils de nouvelles de Porter. D’abord, parce que l’opinion éditoriale est à l’époque peu favorable au genre. Le lectorat français ne serait pas friand de nouvelles : c’était déjà l’argument donné en 1937 par Gaston Gallimard à Maurice-Edgar Coindreau quand il retoque sa proposition de traduction du recueil Les Pâturages du ciel (The Pastures of Heaven) de John Steinbeck, lui proposant à la place la fresque romanesque des Raisins de la colère (The Grapes of Wrath). De plus, Marcelle Sibon est convaincue que les nouvelles de Porter ne correspondent pas au modèle de la littérature américaine telle que l’uniformisent les mêmes Gallimard et Coindreau. Cette littérature masculine et vulgaire, celle de Faulkner et Caldwell, imbibée de violence et d’alcool, c’est le canon que Sibon entend bien supplanter. En 1945, dans une lettre à Porter, elle déplore ainsi le misérabilisme des auteurs que Coindreau traduit à la même époque pour Gallimard :
Le public français a cette impression que la littérature américaine n’est faite que d’ivrognes, de pauvres bougres croquant des navets crus le long de routes inhospitalières qui courent vers l’ouest et de gangsters, qui tous s’expriment dans un argot affligeant. Faulkner, Caldwell, Steinbeck et compagnie, c’est très bien, mais personne ici ne comprend que leur langue n’est jamais qu’une langue, leur perspective rien qu’une perspective… Fort heureusement, les plus intelligents découvrent qu’il existe une autre littérature américaine, celle qui s’inscrit dans le sillage plus classique de [Henry] James, par exemple, et je suis sûre que vos histoires satisferont les lecteurs plus raffinés. (Katherine Anne Porter papers) [notre traduction]
Cette distinction divise la littérature américaine en deux tendances : une école jamesienne dont Sibon loue la phrase raffinée et l’histoire bien faite, contre une nouvelle littérature populiste, crue, vernaculaire. Il est sous-entendu que cette littérature « inhospitalière » est aussi une littérature d’hommes, contre laquelle Sibon entend imposer une littérature américaine féminine alors peu estimée par le lectorat français – bien qu’elle voue aux gémonies les fresques exaltées de Margaret Mitchell (Autant en emporte le vent) ou Kathleen Windsor (Ambre).
Si c’est principalement sa prédilection pour Porter qui se donne à lire dans les archives, Marcelle Sibon fut une traductrice extrêmement prolifique et ne se borna jamais à un genre ou un auteur. Au contraire, si « le passage d’un écrivain à l’autre n’est pas toujours très facile », le traducteur de talent est selon elle celui qui sait faire preuve de « plasticité » et de « souplesse », capable de « changer de peau » pour se couler dans celle de l’auteur : « le bon traducteur, comme le bon comédien, est celui qui s’oublie », déclare-t-elle ainsi dans une interview au journal Gavroche en 1946 (Auduit). Le même article s’étonne de la grande diversité des auteurs de « l’écurie » Sibon : aux côtés de Katherine Anne Porter, Nathanael West et Nathaniel Hawthorne, les britanniques Stephen Spender et Graham Greene, ou encore Jane Austen, autant d’écrivains « loin d’appartenir à la même famille », auxquels s’ajouteront notamment Shakespeare, Vladimir Nabokov, Charlotte Brontë et Charles Dickens. Dès 1939, elle manifeste à Jean Paulhan son désir de traduire des contes pour enfants : c’est chose faite avec Les Aventures de Narcisse (1954), sa traduction du célèbre Charlotte’s Web de E. B. White. Mais ses traductions les plus reconnues demeurent celles de l’anglais Graham Greene, dont elle traduit presque toute l’œuvre, notamment La Puissance et la Gloire (The Power and the Glory) récompensé en 1948 par le prestigieux prix de traduction Halpérine-Kaminsky, d’une valeur de 25 000 francs. Sa loyauté envers Porter l’oblige à s’en excuser : par un malheureux accident de calendrier, cette distinction l’empêche de recevoir la même année un prix concurrent, le prix Denyse Clairouin, pour sa traduction du Vin de midi. La qualité du travail de celle qui recevra en 1969 le prix Jeanne-Sciatel pour l’ensemble de ses traductions est également récompensée par la Légion d’honneur : dans la proposition que ses parrains René Cassin et Jean Paulhan adressent à la chancellerie en 1950, ils précisent que « ce n’est pas comme universitaire, mais comme traductrice […] que [nous] souhaiter[ions] qu’elle figure prochainement dans une promotion ». (Fonds Jean Paulhan)
En effet, la traduction est pour Marcelle Sibon un véritable choix de carrière et non un passe-temps subsidiaire. Elle participe activement à la professionnalisation de cette activité au sein de la Société Française des Traducteurs (SFT), qu’elle intègre en 1950, trois ans après sa création. Un an plus tard, elle en devient vice-présidente, secondant Pierre-François Caillé, son ancien interlocuteur aux Éditions du Pavois, dont elle respecte le goût littéraire « bien qu’il ait traduit Gone With the Wind ». Pierre angulaire du développement de la SFT, Sibon est une fervente défenseuse des droits des traducteurs, elle qui produit en 1952 les photocopies de 200 contrats de ses pairs devant le tribunal de Grasse pour dénoncer la précarité de la profession. À ce titre, le violent démêlé juridique qui l’oppose à Gaston Gallimard, lequel omet en 1960 de lui verser ses droits sur une réédition des œuvres de Greene, n’est sans doute pas sans répercussion sur le rapport conflictuel qu’entretient Sibon avec la maison et le corpus littéraire qu’il incarne.
Quelques décennies plus tard, force est de constater que la « littérature Coindreau », dominée par Dos Passos, Faulkner, Hemingway et Steinbeck, aura davantage contribué à façonner l’imaginaire culturel français des États-Unis que les nouvelles et romans de Katherine Anne Porter. Pour autant, les efforts de Marcelle Sibon pour rivaliser avec le corpus Gallimard compliquent et de ce fait enrichissent l’histoire de la réception de la littérature des États-Unis en France : ils donnent chair aux voix discordantes qui rejetaient l’idée d’une « école américaine » uniforme. Son implication à toutes les étapes de la publication de Porter en France souligne également le rôle central des traducteurs dans les mécanismes d’importation littéraire : tour à tour prescripteurs auprès des maisons d’édition, agents et conseillers littéraires en sus de leur activité de traduction, ils forment un maillon essentiel des échanges culturels transatlantiques.