Exils
Personnage cosmopolite, Michel Hoffman est sans aucun doute, avec Jenny Bradley, l’un des deux sub-agents français les plus importants du milieu du XXe siècle. À la tête de son agence fondée en 1934, il a non seulement considérablement œuvré à l’importation de la littérature états-unienne en négociant nombre de contrats de droits en langue française, mais aussi contribué à professionnaliser et faire connaître le métier d’agent littéraire en France.
Né en 1906 à Saint-Pétersbourg dans une famille juive de la grande bourgeoisie – son père, ingénieur chez Siemens, trouva la mort dans les prisons soviétiques – il est éduqué en anglais et en russe dès son plus jeune âge. Au milieu des années 1920, dans la tourmente de la révolution russe, il part en exil et s’installe à Berlin pendant une petite décennie. Une thèse en droit sur l’économie agraire allemande en poche, il fonde au début des années 1930 le journal Das Echo der Zeit dans lequel il publie nombre d’écrivains russes dissidents émigrés : Evgueni Zamiatine, auteur entre autres du roman Nous autres (1920) interdit de publication en Union Soviétique jusqu’en 1988, ou Ivan Bunin, premier écrivain russe à obtenir le Prix Nobel en 1933. Il est également proche des écrivains allemands Bruno Frank et Erich Kästner, auteur du célèbre roman policier pour la jeunesse, Emile et les détectives (1929). L’année même de la création du journal, en 1933, prévenu de l’imminence d’un raid des SA, Hoffman fuit à nouveau et s’embarque pour Londres où il arrive sans le sou. Il y rencontre les dirigeantes de l’agence littéraire A.M. Heath fondée en 1919, qui, désireuses d’élargir leurs activités sur le continent, proposent à celui qui parle un anglais parfait et un excellent français, de les représenter à Paris.
Création de l’agence
Dès 1934, Hoffman fonde son agence en collaboration avec Zachary Kagansky, traducteur du russe ; l’association dure peu de temps, en 1936 l’agence est renommée Agence littéraire et dramatique Hoffman. Dans les premiers temps, il se spécialise de fait dans la représentation de dramaturges russes, polonais ou allemands – Leonid Andreiëv, Léon Tolstoï (fils), Asch Scholem ou encore Maxime Gorki. Ses contacts avec Kagansky et la maison d’édition J. Ladyschnikow Verlag, et la « mode » russe des années 1920 en France auront sans doute aidé Hoffman à poser cette première pierre, et on notera que Paris à partir de 1925 devient le deuxième centre de l’édition russe en exil après Berlin.
En parallèle de cette activité, grâce à ses partenaires britanniques chez A.M. Heath, Hoffman devient l’intermédiaire exclusif de l’agence américaine Brandt & Brandt, qui représente notamment dans les années 1930-1940 le journaliste et romancier John Gunther, dont la série des « Inside » – Inside USA (1947), Inside Europe (1936 et 1940 nouvelle édition), Inside Russia Today (1958)… – fut un grand succès de part et d’autre de l’Atlantique, Marjorie Kinnan Rawlings, prix Pulitzer 1939 avec Jody et le faon traduit par Denise Van Moppès (1946) ou James Gould Cozzens. Ce sont là autant d’auteurs largement oubliés aujourd’hui, pourtant populaires à l’époque des années 1940. Brandt & Brandt fournira à Hoffman une importante partie des titres qu’il négocie avec les éditeurs français dans les années 1940 et 1950. De fait, comme la grande majorité des agents installés à Paris, Hoffman est co- ou sub-agent, travaillant à la négociation de droits étrangers – français ou anglais – comme intermédiaire en France d’agences étrangères, états-uniennes et britanniques, ou parfois représentant directement des éditeurs américains, mais extrêmement rarement des auteurs, qu’ils soient états-uniens ou français. D’autres agents exercent à Paris dans les années 1930, ainsi Marguerite Scialtiel, initialement spécialisée dans la représentation d’auteurs dramatiques et représentante de l’agence Curtis Brown de Londres, le Bureau littéraire Denyse Clairouin, et en premier lieu l’agence William A. Bradley, fondée en 1923 et dirigée par Jenny Bradley à partir de 1939. Bradley et Hoffman vont rapidement dominer le marché de l’importation de littérature américaine en France dans l’après Deuxième Guerre mondiale. Si les collaborations existent entre les deux agents, Hoffman se révèle âpre dans sa correspondance avec ses collègues parisiennes – nombre d’agents sont des femmes – témoignant de la réalité d’une concurrence sur le marché des droits français.
La Guerre et l’âge d’or
Engagé volontaire dans l’armée française, Hoffman est démobilisé après la débâcle de juin 1940. Il rejoint la Résistance, où il rencontre notamment Joseph Kessel, puis reprend ses activités à Paris dès 1944 après la libération de la ville. Comme on le sait, si l’activité de l’édition française a ralenti, elle ne s’est pas arrêtée pendant l’Occupation. L’intérêt des éditeurs et agents américains pour les marchés étrangers en traduction, encore limité avant la guerre, croît rapidement : si les négociations restent pour eux fastidieuses, ils sont de plus en plus nombreux à comprendre combien la « soif » de livres, de ces « gros romans épais » dont les lecteurs ont été en partie privés, par la censure tant de l’Occupant que de l’Occupé, et l’incitation de la part du gouvernement de Washington à user du livre comme instrument de propagande, peuvent favoriser le développement de l’édition américaine à l’étranger. De fait, entre 1944 et 1946, Hoffman établit une sorte de bilan de l’édition française pour ses agences partenaires – Brandt & Brandt, puis Curtis Brown-Londres à partir de 1944, qui traite les droits de nombreux auteurs américains, et enfin Curtis Brown à New York. À leur demande, il vérifie le statut des contrats passés juste avant la guerre avec les éditeurs français et l’avancement de publications en souffrance depuis le début du conflit, les informe sur les nouvelles maisons et collections susceptibles d’accueillir des textes américains, ou encore sur le positionnement des éditeurs français pendant la période de l’Épuration. Ainsi Hoffman déconseille certaines maisons soupçonnées ou reconnues coupables de collaboration avec l’ennemi.
À cette époque, et ce jusqu’au début des années 1960, la plupart des éditeurs et agents aux États-Unis connaissent mal les conditions d’acquisition des droits en langue française à Paris. Ils se heurteront pendant plusieurs années aux spécificités françaises en matière de droit de passe – clause d’exemption assez fréquemment en usage chez les éditeurs français désireux de garantir le remboursement de leurs frais de fabrication des ouvrages – ou de taxes, notamment celles prélevées par la Caisse Nationale des Lettres visant à subventionner l’industrie du livre. On se plaint également outre-Atlantique de la coutume française de la cession de droits longue, les éditeurs conservant la possibilité de rééditer des textes pendant plusieurs années, même après des ventes très faibles du titre en question. Ces points de friction, ajoutés aux obstacles liés à la pénurie de dollars et les dévaluations du franc, viennent souvent envenimer les relations transatlantiques.
Malgré tout, on peut situer l’âge d’or de l’importation de la littérature américaine pour Michel Hoffman entre 1945 et 1960. Son activité est stimulée par le nouvel intérêt des Américains d’une part, l’engouement des éditeurs et des lecteurs français de l’autre, ainsi que la multiplication de collections de littérature « populaire », romans policiers et littérature noire en tête. Hoffman fournit un gros contingent de titres à la « Série Noire » (Gallimard), « Un Mystère » (Presses de la Cité) – en particulier les bestsellers de Erle Stanley Gardner –, « Le Limier » (Albin Michel), ou « Le Masque » (Librairie des Champs Elysées). Il défend âprement les intérêts financiers de Raymond Chandler, signé chez Brandt & Brandt, faisant jouer la concurrence entre les Presses de la Cité et Gallimard, n’hésite pas à lancer un « coup de bluff » pour obtenir de meilleures conditions financières dans la « Série Noire ». C’est lui également qui négocie les droits de traduction en français pour Albin Michel du très populaire Ellery Queen – en réalité un duo d’auteurs, Frederic Dannay et Manfred Bennington Lee – dont une version française du magazine Ellery Queen Magazine sera créée en France en 1948 sous le titre Mystère Magazine, et publiée par Maurice Renault, publicitaire et éditeur, puis entre 1951 et 1958, agent littéraire. Très au fait du marché du roman policier, Ellery Queen n’hésite pas à faire monter les enchères auprès de Hoffman pour obtenir les mêmes à-valoir que Raymond Chandler ou James M. Cain. C’est encore Hoffman qui, en accédant à la représentation de l’éditeur américain E.P. Dutton, introduit en France Mickey Spillane, père de Mike Hammer, dont le J’aurai ta peau (I, the Jury) sort en numéro 2 de la collection « Un mystère » lancée à la fin des années 1940 aux Presses de la Cité.
S’il semble s’entendre assez bien avec le traducteur et directeur de la « Série Noire » Marcel Duhamel, en revanche les tensions sont palpables avec Dionys Mascolo, responsable des adaptations et droits étrangers chez Gallimard dans les années 1950. Hoffman semble souvent réticent à confier des textes à Gallimard, préférant plutôt traiter avec Robert Esménard, directeur d’Albin Michel, ou Sven Nielsen aux Presses de la Cité. D’ailleurs, il ne se contente pas de participer à l’importation massive de fiction populaire mais contribue également au succès d’auteurs dits middlebrow particulièrement populaires dans l’après-guerre. Beaucoup sont retenus aux États-Unis dans le Book-of-the-Month-Club, devenu « prescripteur » et gage de qualité et de succès de part et d’autre de l’Atlantique. Marjorie Kinnan Rawlings, propose des fictions situées dans la Floride rurale comme Le Whisky du clair de lune (1950) ; Wallace Stegner, dont La Montagne de mes rêves (1946) devient emblématique d’une certaine littérature de l’Ouest. Hoffman fait également traduire Appartement à Athènes de Glenway Wescott, expatrié à Paris dans les années 1920, roman qui figure parmi les sélections du Book-of-the-Month-Club en 1945 en tandem avec Black Boy de Richard Wright. S’ajoute à cette liste Bessie Breuer, expatriée comme Wescott à Paris dans les années 1920, que Kay Boyle avait encouragée à écrire. Avec l’aide de ses partenaires états-uniens, Hoffman parvient à vaincre les réticences de John P. Marquand qui longtemps avait refusé d’être traduit. Créateur du détective Mr. Moto, Marquand est aussi l’auteur de plusieurs romans satiriques dépeignant la bonne société de la Nouvelle Angleterre, dont The Late George Apley (Prix Pulitzer en 1938). Hoffman en négocie les droits de traduction pour Robert Laffont et Feu George Apley paraît en 1949 dans la collection « Pavillons », avec une préface d’André Maurois.
Les relations tendues avec Gallimard, indéniablement l’un des plus grands éditeurs de littérature des États-Unis en traduction aussi bien en volume qu’en qualité jusque dans les années 1960, peuvent en partie expliquer le fait que le portefeuille d’auteurs de Michel Hoffman ne soit pas tout à fait aussi prestigieux que celui de Jenny Bradley. En effet c’est à elle que la maison de la rue Sébastien Bottin confie de nombreuses négociations, dont celle des droits anglais pour les États-Unis de ses auteurs français. Hoffman fut néanmoins le premier à obtenir les droits français pour Native Son de Richard Wright en 1945, qu’il parvient à faire publier en faisant monter les enchères chez Albin Michel, dans une traduction de Marcel Duhamel, alors que ce dernier était attaché à Gallimard. Ses interventions entre 1949 et 1959 auprès des Éditions de Minuit pour obtenir paiement à Steinbeck d’une somme en compensation de l’édition clandestine, et donc sans autorisation, de The Moon is Down (Nuits Noires, 1944), renforcèrent sans doute son prestige auprès de l’agent de Steinbeck, McIntosh & Otis, qui lui confia les droits de représentation directe de Steinbeck en France. Plus étonnant et rare à cette époque, Michel Hoffman obtient la représentation des droits mondiaux de Henry Miller, qu’il défend ardemment contre son éditeur Maurice Girodias dans les années 1950 et 1960 afin de recouvrer l’ensemble des sommes qui n’avaient jamais été transmises intégralement à l’auteur. Dans les années 1960, l’agence devient la représentante en France des éditions City Lights de San Francisco, maison célèbre pour son travail de publication des écrivains de la Beat Generation dirigée par le poète Lawrence Ferlinghetti.
Profession agent
À partir de 1948, Hoffman s’attelle à organiser et à défendre la profession d’agent littéraire en France. En partie sur le modèle de la Society of Authors’ Representatives de New York fondée en 1928, il crée le Groupement Professionnel des Agents Littéraires Français (GPALF), poursuivi sous la forme du Syndicat des Représentants Littéraires Français (1966) présidé par Jenny Bradley, à qui succédera Michelle Lapautre. En 1958, il ouvre une filiale de son agence à Munich, toujours en activité aujourd’hui. À sa mort en 1971, son fils aîné Boris quitte Israël où il s’était installé pour reprendre l’agence avec son frère Georges. Même si l’agence dans sa nouvelle configuration détient toujours des droits importants – Miller, Steinbeck … – elle se concentre plutôt sur les écrivains russes et d’Europe de l’Est interdits en Union Soviétique. Georges Hoffman développera le portefeuille de titres de science-fiction, et les deux frères réussissent un coup important en négociant les droits français de Roots (1976) d’Alex Haley. L’agence, dirigée par Georges Hoffman après la mort soudaine de Boris en 2007, a fermé ses portes en 2018.