« Née à Philadelphie, Michelle Lapautre représente éditeurs et agents états-uniens en combinant méthodes américaines et savoir-faire gaulois » (Publishers Weekly, vol. 201, n°7, 14 février 1972, p. 38, ma traduction)
En suggérant que l’efficacité des méthodes serait américaine, et la diplomatie naturellement française, cette formule d’accroche n’échappe pas à la caricature, tout en suscitant la curiosité sur sur cette personnalité capable de concilier de telles qualités. De fait Herbert Lottman, dans cet article, dressait le portrait d’une agence en rapide expansion qui en moins d’une décennie s’était hissée au rang des agences les plus en vue. Dans les années 1980, Michelle Lapautre fut de toutes les Foires et salons du livre de Francfort, Jérusalem, Bologne à Nice.
Née Michelle Weiller à Philadelphie en 1931, la future agente apprend le français à l’université d’État de Pennsylvanie et à Middlebury College. Puis à l’Université de New York (NYU), elle inscrit une thèse de doctorat sur Robert Brasillach sous la direction de Germaine Brée, spécialiste de Proust et Camus, et grande figure universitaire de la littérature française aux États-Unis. Venue en France à la fin des années 1950 pour poursuivre ses recherches doctorales, Michelle Weiller y épouse René Lapautre, futur Président de la compagnie aérienne Air Inter. En 1960, l’agent new-yorkais Georges Borchardt qu’elle a rencontré à NYU, et qui fit le chemin inverse depuis la France où il avait grandi jusqu’à l’exil aux États-Unis pendant la guerre, lui propose d’être sa représentante à Paris. Borchardt, jusqu’alors spécialisé dans le domaine des droits américains de textes français – dont Albert Camus – souhaite développer son activité dans l’autre sens, et exporter une littérature américaine de qualité en France. Lapautre dirige cette branche de l’agence Borchardt jusqu’en 1968, date à laquelle elle devient indépendante.
Borchardt écrira de Lapautre au moment de sa mort qu’elle avait su « inventer une profession qui n’existait qu’à peine et a[vait] servi de modèle à bien d’autres. » (Beuve-Méry) En vérité, Lapautre fait partie de la deuxième génération d’agents littéraires en France, apparue après celle des Michel Hoffman, Jenny Bradley ou Denyse Clairouin qui débutèrent dans les années 1920 et 1930 ; mais il est vrai que sa double culture franco-américaine semble avoir fait d’elle un sub-agent – représentante d’autres agents littéraires étrangers – à part, pratiquant l’approche directe avec ses partenaires États-Unis – ce qu’elle attribue à sa « mentalité américaine » –, et connaissant bien les subtilités de la scène parisienne de l’édition. Comme Michel Hoffman, à quelques exceptions près comme l’autrice de littérature jeunesse Susie Morgenstern, Lapautre ne représente pas directement les auteurs, mais est chargée de négocier leurs droits de traduction. Les débuts de son agence, à la fin des années 1960, coïncident avec de grands changements dans l’édition française : l’émergence de nouvelles petites maisons comme Belfond ou Balland, le développement des collections de science-fiction et la progression du livre de poche ouvrent de nouvelles perspectives à la littérature contemporaine des États-Unis en traduction. Les déplacements de plus en plus fréquents à New York d’éditeurs français venus faire des repérages, et, dans les années 1970, le recours plus régulier aux enchères de livres auprès des éditeurs français – coutume honnie jusqu’alors consistant à soumettre le livre simultanément à plusieurs éditeurs dans l’espoir que l’intérêt ainsi stimulé apportera la meilleure proposition financière possible –, sont autant de signes d’une bonne santé du secteur de la traduction et de la concurrence accrue dans ce domaine.
Contrairement à d’autres agences qui s’occupent parfois d’autres langues, l’agence Lapautre se spécialise dans les auteurs de langue anglaise, états-uniens, britanniques, canadiens. La vente des droits de Love Story d’Erich Segal à l’éditrice Jeanne Durand chez Flammarion la propulse sur le devant de la scène parisienne. Traduit par Renée Rosenthal et publié en 1970, le livre se vendit à plus d’un demi-million d’exemplaires, d’après les chiffres rendus publics. Ce n’est pas le seul « coup » de Michelle Lapautre, qui parvient à obtenir des à-valoir importants dans un secteur éditorial peu habitué à découdre ses poches. En 1991, elle vend, en tant que sub-agent de William Morris, les droits français de Scarlett, la « suite » d’Autant en emporte le vent, obtenant selon le magazine spécialisé Publishers Weekly un à-valoir de 1 million de dollars de la part de Belfond. C’est que ses partenaires aux États-Unis – comme les éditeurs Avon, Bantam ou Delacorte, spécialisés dans le livre de poche bon marché (mass-market paperback) – lui permettent de proposer en France de gros, voire d’immenses bestsellers, comme encore le roman historique Chesapeake de James Michener, cédéaux éditions du Seuil en 1978 contre une avance substantielle. Dans un registre plus populaire, c’est encore elle qui négocie les droits français de l’adaptation à l’écrit de la série à succès Dallas par Lee Raintree. À ceux-ci s’ajoutent entre autres les prolifiques auteurs de science-fiction Robert Silverberg et Barry Longyear (Le Cirque de Baraboo, 1982). Elle vend les droits de traduction d’un texte confidentiel aux États-Unis, Burt d’un certain Howard Buten, qui deviendra en France le succès que l’on connaît sous le titre Quand j’avais cinq ans je m’ai tué, à la surprise de bien des acteurs de l’édition française lorsque le texte paraît en 1981 aux Éditions du Seuil dans une traduction de Jean-Pierre Carasso.
Si ces tractations et ces « coups éditoriaux » sont une manne pour l’agente indépendante, toutefois Lapautre ne s’en contente pas et son catalogue compte nombre d’écrivains aujourd’hui entrés dans le « canon » de la littérature des États-Unis du XXe siècle : dans les années 1980, Philip Roth, dont elle négocia le contrat de Zuckerman délivré (1982), Truman Capote, Musique pour caméléons (1982) – ou Garrison Keillor, Cette petite ville oubliée par le temps (1985), qui ne connaîtra pas en France le même succès qu’outre-Atlantique. Elle est déjà alors la représentante de certains éditeurs historiques prestigieux sur la place de New York : Harcourt Brace Jovanovich, Knopf, ou encore, plus récents, Farrar Straus & Giroux. La facilité avec laquelle Michelle Lapautre semble nouer des partenariats avec éditeurs et agents de part et d’autre de l’Atlantique, les contacts personnels qu’elle cultive par téléphone dans les années 1980 et 1990, sont certaines des clés de son succès dans une profession qui repose sur la qualité des réseaux transatlantiques. À l’universitaire Claire Bruyère qui l’interviewait en 1998, elle disait sa grande satisfaction à représenter Don DeLillo depuis la sortie de Mao II (1991), début d’une collaboration fidèle avec Actes Sud ; elle a également représenté Jerome Charyn, Paul Auster, ou encore Russell Banks. L’une de ses dernières « découvertes », qu’elle confia aux éditions Gallmeister, était l’écrivain de l’Alaska David Vann, Sukkwan Island, qui après une décennie de refus, trouve son éditeur en France et y rencontre le succès critique (Prix Médicis étranger, 2010).
En 1994 elle ouvre Agence Junior, une filiale consacrée à la littérature jeunesse, qu’elle confie à Jacqueline Miller qui avait travaillé plusieurs années à la direction des droits dérivés pour la fiction jeunesse chez Farrar Straus & Giroux. Là encore, Michelle Lapautre innove, et s’adapte aux évolutions du marché jeunesse. Dans un mouvement transatlantique de retour, elle représente Susie Morgenstern, écrivaine américaine de naissance et auteure de livres pour enfants installée en France, et vend ses titres à l’étranger.
Dès ses débuts Michelle Lapautre se rapproche du Syndicat des Agents Littéraires Français fondé en 1966, qu’elle présidera vers le milieu des années 1970, succédant ainsi à la doyenne des agents français, Jenny Bradley. À cette position et en tant qu’agente, elle a à cœur de faciliter les échanges avec les partenaires américains, et contribue notamment à réduire la durée de cession des droits étrangers. Mais son rôle de « passeuse littéraire » comme la qualifie Alain Beuve-Méry dans sa nécrologie parue dans Le Monde en 2020 ne s’arrête pas là : au milieu des années 1980, elle suggère au traducteur Michel Gresset, co-fondateur du jury du prix Maurice-Edgar Coindreau, que le syndicat des agents littéraires pourrait contribuer au financement du prix de traduction. Marc Chénetier se souvient qu’elle suivit l’aventure du prix avec fidélité, signalant au jury les parutions récentes sans jamais cependant s’immiscer dans ses décisions.
En 1991, Herbert Lottman, correspondant en France pour Publishers Weekly, lui décernait le titre de « Super Subagent ».