L’histoire des « Overseas Editions », collection de livres de poche lancée conjointement par le gouvernement des États-Unis et un cercle d’éditeurs parmi les plus réputés outre-Atlantique à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, intéressera à la fois historiens du livre et des relations internationales.
Propagande ou diplomatie culturelle ?
Le programme de propagande par le livre (Book Program) des Services américains d’Information (Office of War Information, OWI) développé pendant la Seconde Guerre mondiale se décline principalement en trois axes : la diffusion en Europe de livres en langue anglaise puisés dans les stocks des éditeurs d’outre-Atlantique ; la publication d’ouvrages à destination des zones de l’Europe progressivement libérées, entre 1944 et 1945 ; et enfin, l’aide à la reprise de l’édition en Europe dès la fin de la guerre, notamment grâce à la négociation des droits de publication et de traduction. La collection « Overseas Editions » est un des projets emblématiques du deuxième axe de cette stratégie.
Créée en 1944, filiale du Comité des livres en temps de guerre (Council on Books in Wartime, 1942), la coalition d’éditeurs états-uniens désireux de participer à l’effort de guerre, Overseas Editions, Inc., est le fruit d’un partenariat public/privé avec le OWI. De fait, plusieurs intérêts communs peuvent expliquer le rapprochement des deux parties : en premier lieu, l’idée que le livre, contrairement à d’autres formes imprimées comme le magazine, est un support durable de propagande, appelé à circuler plus largement. Ensuite, placé entre les mains d’un public éduqué, le livre forme la base d’une pédagogie visant à diffuser les valeurs démocratiques américaines. Enfin, on ne peut que constater que les rangs des services de propagande aux États-Unis, depuis la Première Guerre mondiale, sont peuplés de journalistes, rédacteurs, éditeurs, ce qui facilite la liaison avec l’industrie du livre. Si les éditeurs au sein du Comité des livres en temps de guerre ont conscience de participer à l’effort patriotique, à l’évidence ils préparent déjà l’après-guerre, et espèrent que leurs campagnes constitueront un tremplin pour prendre pied sur les marchés étrangers jusqu’alors largement délaissés, d’autant que le conflit a porté un coup à l’édition britannique.
La collection « Overseas Editions » a pour modèle les Editions for the Armed Services (ASE), ouvrages en anglais à destination des soldats, dont la publication et la diffusion – plus de 1 300 titres parus entre 1943 et 1947 – sont coordonnées par une première filiale du Comité des livres en temps de guerre. Après quelques atermoiements, le projet de production de livres à destination des Européens porté dès 1944 par Chester Kerr, ancien directeur de la maison Atlantic Monthly Press et devenu membre des services d’information, prend corps en 1945 : il s’agira « d’amorcer la pompe » en exportant des textes publiés à la fois en anglais et en langue étrangère, pour assurer l’interim jusqu’à ce que l’édition européenne puisse se reconstruire. L’expérience est donc, dès le début, destinée à n’être que temporaire. La France est une aire particulièrement stratégique, sur laquelle l’effort se concentre à l’approche des manœuvres du débarquement. Britanniques et Américains collaborent en vue de la distribution de livres dans les pays d’Europe occupés sous l’égide de la Division pour la guerre psychologique (Psychological Warfare Division) des forces alliées expéditionnaires (Allied Expeditionary Forces).
Sélection
Les critères de sélection des titres ne semblent pas toujours très clairement explicités, mais ce qui unifie la collection est à l’évidence la volonté de diffuser les valeurs de la démocratie, et ainsi contrer la propagande ennemie dont on connaît l’efficacité. Il est décidé que les textes ne seront pas produits ad hoc, ce qui aurait par trop souligné la dimension de propagande ; il s’agit au contraire de rééditer, parfois en les adaptant ou en les abrégeant, des titres déjà parus chez les éditeurs membres de la coalition – à l’exception de l’essai de Stephen Vincent Benét, America, commandité par le OWI en 1942. Pour procéder à cette sélection, les éditeurs et le OWI demandent conseil à certains éditeurs européens réfugiés aux États-Unis, aux Éditions de la Maison Française à New York, ainsi qu’aux libraires francophones d’Afrique du Nord. Aucun livre jeunesse n’est retenu, et l’accent est mis sur la non-fiction, en particulier la sociologie ou l’histoire politique. Dans son étude des deux collections, Books as Weapons, John B. Hench suggère que tout texte traitant de questions raciales est écarté – ainsi Native Son de Richard Wright n’est pas retenu, malgré sa popularité et le fait que l’éditeur de Wright, Edward Aswell, siège à l’un des comités de sélection. De fait, tout titre risquant de donner du grain à moudre à l’ennemi en raison d’une critique sociale ou raciale des États-Unis est laissé de côté : aucun texte de Sinclair Lewis, Theodore Dreiser ou Upton Sinclair ne figurent dans la liste des titres réédités, pas plus que Tobacco Road de Erskine Caldwell (Scribner, 1932). Mainstream de Hamilton Basso (Reynal & Hitchcock,1943), For Whom the Bell Tolls d’Ernest Hemingway (Scribner, 1940), The Human Comedy (Harcourt, Brace, 1943) de William Saroyan, ou encore l’ouvrage de référence du critique Alfred Kazin, On Native Grounds (Reynal & Hitchcock, 1942), abrégé, seront retenus et publiés en anglais.
Il s’agit de fournir des textes de qualité, car le but est moins de cibler les « masses » que d’aider les élites intellectuelles de chaque pays à former les esprits. Le choix même du format – semblable au format de poche des éditions Penguin, au contraire du format à l’italienne qui avait été adopté pour la collection des « Armed Services Editions » pour les soldats – a été pensé en vue d’une adoption rapide par des lecteurs européens. Si l’objet est de fait plus petit, la couverture des Overseas Editions n’était pas non plus sans rappeler la maquette de la Blanche chez Gallimard.
La sélection est faite successivement par différents comités, jusqu’à celui de Washington qui incarne alors ce qui se faisait de plus middlebrow en littérature : on y note la présence d’Edward Aswell, éditeur chez Harper and Bros., ou la secrétaire du Book-of-the-Month Club. Enfin, pour les ouvrages destinés à la France, la sélection est soumise à l’approbation des autorités françaises en exil à Alger et à Londres.
Traduction et titres en anglais
Alors que le projet est ralenti aux États-Unis, en raison d’une part de désaccords au sein du Comité des livres en temps de guerre, puis des difficultés à organiser les traductions, l’éditeur américain et agent du OWI Harold Guinzburg, co-fondateur et président de Viking Press, coordonne à Londres, toujours sous l’égide du Psychological Warfare Division, une collection similaire, « Transatlantic Editions ». Ce seront les premiers titres à parvenir à Paris à partir de janvier 1945, suivis par les titres de la collection Overseas.
L’acquisition des droits de réédition et de traduction est centralisée par le OWI, qui trouve généralement bon accueil chez les éditeurs américains. En revanche, l’organisation de la traduction des textes, aux États-Unis plus encore qu’à Londres, s’avère compliquée. Les services américains s’appuient sur quelques réfugiés européens prêts à collaborer par patriotisme. Ce sont souvent des professeurs, journalistes ou critiques, parfois des traducteurs aguerris. On trouve parmi les traducteurs francophones sollicités, mais dont les traductions ne seront pas toutes retenues, les professeurs Charles Alfred Rochedieu (Vanderbilt University), Jean Boorsh (Professeur à Middlebury College et Yale), Roger Picard, professeur d’économie résidant à New York, ou encore Simone David, qui avait dès 1930 collaboré à la traduction du journal de Thoreau avec l’universitaire et critique Régis Michaud (Un philosophe dans les bois. Journal de Thoreau, Boivin). Enfin, on sait que Maurice Edgar Coindreau dut interrompre sa traduction de Elwyn Brooks White, One Man’s Meat (Harper & Bros., 1942) (Au fil des jours) lorsqu’il fut découvert que la traduction était déjà en bonne voie à Londres pour « Transatlantic Editions ». Il n’est pas surprenant, pour l’époque, que les noms de ces traducteurs n’aient pas figuré sur ces ouvrages.
Les textes doivent être traduits rapidement, les tarifs de traduction sont bien inférieurs à ceux pratiqués dans l’édition classique, et, source de confusion et d’irritation, aucune politique claire ou cohérente ne semble avoir été mise au point quant au style et à la nature des traductions : s’agit-il de rester proche du texte, ou au contraire d’adapter ? S’ajoute à cela la difficulté liée au fait que les titres sont publiés aux États-Unis, et qu’il n’est guère aisé de trouver outre-Atlantique des imprimeurs équipés pour composer des textes en langue étrangère. Différents imprimeurs québécois sont sollicités pour le français, mais ils ont déjà fort à faire en raison du ralentissement de l’édition francophone en France dont ils ont pris le relais.
Parmi les textes de fiction et mémoires traduits en français, on trouve Le Citoyen Tom Paine de Howard Fast (1943), les mémoires de guerre Le Capitaine requinqué (Captain Retread, 1943) de Donald Hough, ainsi que celles de Lincoln Steffens, L’Enfant à cheval (1931), et dans la collection « Transatlantic Editions », le journal de E. B. White, Au fil des jours (1944) ou le poème de Stephen Vincent Benét, Amérique (1944). Lâchez les bombes de John Steinbeck (1942) n’est que l’un des nombreux livres « de guerre » inclus, avec Promenade au soleil de Harry Brown (1944), dont le critique Pierre Loewel écrivait qu’il n’était pas sans évoquer « le ton inimitable d’Hemingway ». Dans cette même rubrique sur « La vie des livres », Loewel saluait « l’initiative généreuse de l’association américaine des ‘Overseas Editions’ qui se proposent de divulguer en Europe certaines œuvres didactiques parues outre-Atlantique ».
Diffusion
Les « Transatlantic Editions » et « Overseas Editions » à elles deux combineront 31 traductions vers le français, 10 vers le néerlandais, 5 vers l’italien, et 23 vers l’allemand, et quelque 4 millions d’exemplaires, dont 3,5 millions pour les Overseas Editions. Seront diffusés 36 titres dans la collection « Overseas Editions », dont certains parus en plusieurs langues, 16 titres dans la collection « Transatlantic Editions », réédités, parfois expurgés, et diffusés en Europe et en Afrique du Nord. Les stratégies varient d’un pays à l’autre : ainsi en Afrique du Nord, les livres sont distribués gratuitement, ce qui n’est pas le cas en France. À la différence des textes traduits dans d’autres langues, les éditions en français sont destinées à être diffusées à la fois en Belgique, en Afrique du Nord et ailleurs.
La diffusion des livres par les libraires en France se fait en deux temps : les ouvrages parvenus par cargo quelques semaines après le débarquement leur sont présentés, et négociés par des agents états-uniens des services d’information américains. Malgré leur réticence initiale, la maison d’édition Overseas Editions, Inc. est bientôt contrainte de composer avec les messageries Hachette, qui jouit du monopole de la diffusion du livre dans l’Hexagone. Plusieurs exemplaires des livres fournis par les services américains en place en France, en particulier via les consulats et les centres d’information des services d’information des États-Unis (USIS), viennent grossir les fonds d’ouvrages états-uniens dans les bibliothèques universitaires. Le Comité des livres en temps de guerre et sa filiale Overseas Editions, Inc. sont dissous au début de l’année 1946. Une nouvelle agence, partenariat entre le gouvernement et certains éditeurs, United States International Book Association, Inc. (USIBA) est alors créée pour faciliter la distribution et la circulation de textes américains à l’étranger, à la vente et en prêt dans les bibliothèques.