De Paul Morand, on connaît surtout aujourd’hui les côtés sombres : son antisémitisme et son soutien au régime de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, ce fut aussi un diplomate et un auteur prolifique. Héraut de la modernité, du cosmopolitisme, des voitures de course et des voyages, il a publié une centaine de romans, nouvelles, chroniques, journaux et portraits de villes. Sa maîtrise de l’anglais, ses multiples séjours au Royaume Uni et outre-Atlantique, entre autres, l’amènent très tôt à la fois à faire connaître la culture française aux États-Unis et à s’intéresser à la littérature « anglo-saxonne », comme on appelle alors les textes de langue anglaise. C’est ainsi qu’il contribue à la reconnaissance de la littérature états-unienne sur la scène culturelle hexagonale.
Morand naît à Paris en 1888. Sa mère, très religieuse, est issue de la petite bourgeoisie commerçante ; son père est un dramaturge de renom, ami intime de Sarah Bernhardt, dont l’œuvre n’est pas passée à la postérité. Morand grandit dans un environnement familial que l’on qualifierait volontiers aujourd’hui de « bourgeois bohème ». Dès son jeune âge, il est attiré par les voyages et les langues étrangères. Il a à peine quatorze ans quand son père l’envoie apprendre l’anglais dans un pensionnat du Derbyshire pendant les grandes vacances. Au cours de l’été 1906, Morand décide de séjourner deux mois à l’université d’Édimbourg. Diplômé de l’École libre des sciences politiques dans la section diplomatie en 1908, il doit effectuer son service militaire à l’automne 1909, entre temps, il va passer un semestre à l’université d’Oxford.
Reçu au concours d’attaché d’ambassade en 1913, il est affecté à Londres, puis ce seront Rome et Madrid. De retour à Paris, il fréquente Proust, Cocteau et Giraudoux, son ancien répétiteur et ami de jeunesse. Dans le même temps, il commence à écrire nouvelles et poésie. C’est la nouvelle, cependant, qui fait sa notoriété. Au cours de l’été 1923, il accepte la proposition du magazine The Dial, à Chicago, d’écrire des chroniques de la vie littéraire et artistique française. Jusqu’en 1929, il rédige ainsi, en anglais, des Lettres de Paris (titre retenu en 2008 pour leur publication en français, en un volume) qui composent un véritable panorama de la scène culturelle parisienne pendant l’entre-deux-guerres.
Nommé à l’ambassade de Bangkok en 1925, il met deux mois pour rejoindre son poste tant ses escales sont nombreuses. À New York, il signe un contrat avec le directeur du magazine Vanity Fair, Condé Nast, pour la rédaction de douze nouvelles asiatiques. Intitulées East India and Company, elles sont publiées aux États-Unis en 1927. Malade, le diplomate doit cependant rentrer à Paris. À son retour, il se met en congé du Quai d’Orsay avant d’obtenir sa mise à disposition ; il ne retournera à la fonction publique qu’en 1932.
Ce sont alors de nouveaux voyages, en Amérique du Sud et aux États-Unis. Morand y retrouve Paul Claudel, qui vient d’être nommé ambassadeur à Washington, et rencontre Charlie Chaplin. Il découvre aussi Harlem et commence à s’interroger sur l’attrait qu’exerce la culture noire sur l’Europe, où l’on découvre en effet l’art nègre, les revues et les ballets noirs (notamment le spectacle de Joséphine Baker) ainsi que les rythmes syncopés. C’est ainsi qu’il préface Le Paradis des nègres (traduction de Nigger Heaven) de Carl Van Vechten, qu’il avait rencontré à New York et qu’il présente « comme l’un des meilleurs critiques musicaux des États-Unis » (sa préface est reprise dans Papiers d’identité, « Sous pavillon noir » 215). Traduit en français par Jacques Sabouraud, le roman situé à Harlem paraît en français chez Kra en 1927. Si Morand se déclare favorable à l’assimilation des noirs, ce n’est pas un révolutionnaire pour autant : « rien par la révolution, tout par l’éducation », écrit-il dans Magie noire (117), recueil de nouvelles consacrées aux Antilles et aux États-Unis, qui est publié en 1928.
Dès 1929, Morand repart pour New York. De ce nouveau voyage, naît un roman, Champions du monde (1930) qui s’appuie sur l’expérience américaine de son ami Bernard Faÿ, alors jeune chargé de cours de littérature française à l’Université de Columbia. L’écrivain fait prononcer à un personnage du roman, ce qui deviendra l’un des leitmotive des relations transatlantiques pour les admirateurs de la société américaine comme pour ses détracteurs : « New York et Paris ne sont plus qu’une même chose […] avec cinquante ans d’écart » (Champions du monde 683). Il publie la même année un essai remarqué, New York. Avec ce livre, il inaugure un genre nouveau : le portrait de ville. L’ouvrage connaît un succès considérable. Morand a trouvé un filon qu’il va continuer d’exploiter par la suite : un portrait de Londres paraît en 1933, un autre de Bucarest en 1935. À la demande de Jacques Chardonne, éditeur chez Stock, il rédige aussi la préface de Babbitt de Sinclair Lewis, premier écrivain états-unien à obtenir le Prix Nobel de littérature en 1930. Traduit par Maurice Rémon, le roman sort en France la même année et joue un rôle déterminant dans l’accession à la reconnaissance de la littérature américaine par la critique hexagonale. Morand écrit ainsi à l’époque dans une chronique publiée dans The Dial :
Un des phénomènes littéraires les plus intéressants de ces dernières années, et qui n’a été précédé d’aucun signe ni symptôme, fut la découverte par le public français des écrivains américains contemporains. […] Bref, on peut dire que, jusqu’en 1926 environ, les romanciers américains étaient inconnus du public français » (Lettres de Paris 229-230).
Morand invoque des raisons économiques, le prix des romans publiés aux États-Unis étant jugé « prohibitif » par le public, « de même que les droits de traduction pour nos éditeurs » (Lettres de Paris 231). Pour autant, romans et romanciers américains commencent à être discutés par les auteurs français dans les revues littéraires et culturelles. En témoigne l’article de Morand dans Les Nouvelles littéraires, en date du 29 septembre 1929, où il recommande la lecture de William Buehler Seabrook, écrivain surtout connu pour ses récits de voyage. Si le Français y fait encore référence à la « littérature anglo-saxonne », le tournant des années 30 est, en vérité, le moment où émerge la « littérature américaine ».
Morand a bien perçu le rôle médiateur joué par la communauté d’écrivains américains installée à Paris : « les effets de ce rapprochement furent bientôt sensibles : l’intérêt des Français pour les Américains alla croissant » (Lettres de Paris 230). Ainsi qu’il l’indique dans une lettre à Chardonne en 1968, à propos de sa lecture de la correspondance de Scott Fitzgerald, il était bien introduit dans la société littéraire états-unienne, même s’il avoue avoir négligé les « Américains de Paris » :
Cette correspondance m’a rappelé les années 22-25, quand j’étais correspondant du Dial à Paris et que j’ai publié une lettre de Paris, tous les deux mois. De 25 à 27, à New York, je fréquentais les mêmes milieux que Scott Fitzgerald : le critique Gilbert Seldes, L. M. Mencken, les van Doren, le critique Ernest Boyd et sa femme, Carl van Vechten et ses choses nègres, j’allais aux parties de Tommy Hitchcock, fameux joueur de polo, Muriel Draper et un curieux mécène littéraire, dont j’ai oublié le nom, et qui me fait penser au Great Gatsby ; ajoutons Cummings. Ce sont les Américains de Paris, autour de Gertrude Stein, que j’ai omis de voir, et le regrette maintenant. (Correspondance Morand-Chardonne t. III, 1964-1968, lettre du 20 mai 1968, 1107-1108)
Morand est sans conteste un passeur de cultures d’une rive à l’autre de l’Atlantique mais sa présentation des écrivains américains reste tributaire du patrimoine européen et français, en particulier, qu’il survalorise dans ses Lettres de Paris. Au sein de son idée mondiale de la culture, l’Europe domine. Par exemple, le réalisme sociologique de Sinclair Lewis hérite des références françaises, en matière de naturalisme, « Lewis doit beaucoup à notre école de Médan », écrit-il (« Préface à Babitt de Sinclair Lewis », Papiers d’identité 208)
À partir de 1933, Morand prend la direction, chez Gallimard, d’une collection intitulée « La Renaissance de la nouvelle ». Le premier recueil, qui réunit des textes d’Edgar A. Poe traduits par Marie Bonaparte, Matila C. Ghyka et Maurice Sachs, avec une préface de Marie Bonaparte et Paul Morand, paraît en octobre 1934 sous le titre Le Sphinx et autres contes bizarres. Outre Georges Simenon et Marguerite Yourcenar, plus grands succès de la collection, Morand publie des nouvelles d’Erskine Caldwell, Nous les vivants en 1938, dans une traduction d’Edmond Michel-Tyl. La collection, qui compte aussi un volume intitulé Nouvelles histoires de fantômes anglais, traduit par Georgette Camille, comporte au total trente-sept volumes, parus entre 1934 et 1939.
L’antisémitisme de Morand et sa participation au régime de Pétain (il est nommé Ministre plénipotentiaire à Bucarest en juillet 1943, puis ambassadeur de France à Berne en juillet 1944) l’obligent à s’exiler en Suisse dès 1944. Jusqu’en 1949, seuls de petits éditeurs helvètes publient ses livres. Ce n’est qu’en 1955 qu’il peut rentrer à Paris et retrouver une place sur la scène littéraire. Au temps du nouveau roman et du théâtre de l’absurde, il peut être lu comme un « écrivain d’une autre époque », selon les mots de sa biographe Pauline Dreyfus (356) mais l’admiration que lui manifestent les « hussards », Michel Déon et Roger Nimier en tête, ressuscitent son aura littéraire.
En 1968, après quatre tentatives inabouties, le veto du Général de Gaulle enfin levé, Morand est élu à l’Académie française. Il meurt à Paris en juillet 1976, au moment où le grand public le redécouvre, grâce à l’adaptation en téléfilm de l’une de ses meilleures nouvelles, Milady.