La littérature américaine de dénonciation
On ne songe pas immédiatement à Paul Nizan lorsqu’il est question des passeurs de la littérature des États-Unis en France, au contraire de ses camarades Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Pourtant, autant que ces derniers, il s’est intéressé à la littérature d’outre-Atlantique, dont il a offert une lecture à la fois engagée et attentive aux innovations techniques.
Paul Yves Nizan naît dans un milieu de la petite bourgeoisie. Son parcours scolaire est brillant : en 1916, il entre au Lycée Henri IV où il fait la rencontre de Jean-Paul Sartre, puis à Louis-le-Grand en hypokhâgne. En 1924, il est reçu à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm où il se lie avec Raymond Aron, avant d’obtenir en 1929 l’agrégation de philosophie. Aden Arabie (1931) et Les Chiens de garde (1932) marquent son entrée en littérature. Mais c’est indéniablement comme romancier qu’il laisse transparaître tout son talent comme en attestent Antoine Bloyé (1933), Le Cheval de Troie (1935) et La Conspiration (1938). Le manuscrit de son quatrième et dernier roman est enterré, au sens littéral, quelque part dans les Ardennes, près de Rochefort, vraisemblablement perdu pour la postérité.
Parallèlement à son activité d’écrivain, Paul Nizan exerce la profession de journaliste : il signe plusieurs milliers d’articles littéraires et politiques dans la presse de gauche. D’abord tenté par le royalisme, flirtant avec le fascisme de Georges Valois, il adhère en 1927 au Parti communiste français, dont il devient dans les années 1930 l’un des intellectuels importants. Il rompt avec le PCF en 1939 à la suite du Pacte germano-soviétique, ce qui lui vaut d’être calomnié, y compris après sa mort.
De 1930 à 1939, Nizan a produit une petite dizaine d’articles consacrés à la littérature des États-Unis, sans compter les références éparses qui émaillent ses nombreux autres articles relevant de la critique littéraire. La vision qui s’en dégage est très homogène : Nizan ne cesse de témoigner en faveur d’une littérature états-unienne à visée révolutionnaire. Dans sa brève note de lecture de 1930, le critique prend soin d’insister sur les conditions de vie des travailleurs américains en milieu hostile, puisque capitaliste (« Ils sont tous au fond d’un puits où leur force se débat »), conditions qui confèrent à leur voix un accent humain, une sincérité sans apprêts qui ne cède pas à « la corruption poétique » ambiante : « Ils attendent et préparent ce qui va venir, sans reprendre les armes de vieux arsenaux poétiques. » Nizan amorce ici la réconciliation entre révolution politique et révolution poétique qui sera une constante de ses critiques dans les années 1930. En 1932, dans « Littérature révolutionnaire en France », donnée à la Revue des vivants, Nizan cite 42ème parallèle de John Dos Passos comme exemple de la rupture que la littérature révolutionnaire opère du point de vue de la forme et du contenu avec les conventions de la littérature bourgeoise. À cette occasion, il affirme en une formule fameuse que « toute littérature est une propagande ». Lire la littérature des États-Unis revient alors à s’interroger sur ses conditions de production, c’est-à-dire sur la société nord-américaine que Nizan compare, dans une note de lecture consacrée au roman satirique de Samuel Ornitz, Monsieur Gros-Bidon (Haunch, Paunch and Jowl, 1923), à un « lupus », selon une métaphore médicale fréquente dans la prose antiaméricaine de l’époque.
Face à l’intérêt de Nizan pour la littérature (anti-)américaine, les éditions Rieder lui proposent en 1932 de traduire le roman semi-autobiographique Jews Without Money de Michael Gold, pseudonyme provocateur de l’écrivain new-yorkais, communiste et juif Itzok Isaac Granich. Nizan, qui a lu l’ouvrage, décline cependant l’offre. Ce récit qui dépeint de manière saisissante l’East Side de New York – John Dos Passos en a loué les mérites – relève pourtant d’une esthétique réaliste-socialiste à laquelle Nizan aurait pu se montrer sensible. Toujours est-il que c’est Paul Vaillant-Couturier qui se charge de traduire le roman à succès de Gold. En revanche, Nizan accepte la traduction du pamphlet vitriolé de l’écrivain réaliste Theodore Dreiser, L’Amérique tragique, texte « technique », saturé de statistiques et de références, qui constitue pour l’écrivain libertaire Régis Messac un « dossier d’instruction du procès d’une civilisation ». Plus tard, à l’occasion du Prix Nobel décerné au dramaturge états-unien Eugène O’Neill en 1936, après celui de Sinclair Lewis en 1930, Nizan se réjouit du choix de l’Académie suédoise, contrainte de retenir « comme les deux plus grands représentants littéraires des États-Unis deux écrivains qui les dénoncent, comme si la civilisation américaine ne s’exprimait véritablement qu’à travers les dénonciations qu’elle rend inévitables, les refus qu’elle ne peut pas ne pas engendrer » (novembre 1936).
Ses articles sur le roman américain lui sont l’occasion de réaffirmer sa propre vision de la littérature. Aussi oppose-t-il la littérature « déplaisante », « c’est-à-dire offensante par sa vérité » à la littérature plaisante, « fasciste », qui conforte, par ses mensonges, la domination bourgeoise, à l’instar des romans de Robert Brasillach (18 octobre 1936). S’il en profite pour égratigner l’adversaire français, c’est que les débats autour de la littérature américaine sont l’occasion pour lui de rappeler que les enjeux idéologiques sont internationaux, et qu’une littérature ne saurait se définir par sa seule appartenance à un territoire. La littérature américaine « de contestation », donc « authentique », qui irait de William Faulkner à Dashiell Hammett, en passant par Ernest Hemingway, Erskine Caldwell, John Dos Passos ou William Saroyan, « met une insistance remarquable à signaler les lynchages de nègres, la misère des chômeurs, l’absurdité de la vie sociale, la répression des grèves, la violence érotique d’un peuple étouffé par les interdictions sexuelles, la domination des capitalistes, le pouvoir des bandes organisées, la vénalité des magistrats, des hommes politiques et de la police » (18 octobre 1936). D’une société violente, il ne pouvait naître qu’un art également « violent » et « angoissé ». Ainsi Nizan promeut-il les valeurs de dénonciation, garantes d’un art authentique, affirmant même crânement que « tout écrivain américain véritable est un dénonciateur » (18 octobre 1936). Le roman américain lui apparaît alors comme le symptôme d’une société aux influx violemment contradictoires composant un « climat “déchirant” ».
Modernité ou timidité du roman américain ?
Face à la nécessité de dénoncer le capitalisme américain, la question de la technique romanesque est reléguée au second plan. Mais à partir de 1935, Nizan accorde une place croissante aux considérations formelles, comme si la masse de ses lectures l’avertissait que quelque chose de nouveau était en train de se jouer dans ce domaine. Lorsqu’en 1936, il analyse le style d’Eugene O’Neill, c’est pour condamner la naïveté enfantine de la « solution symbolique » qui « en art est presque toujours la marque d’une certaine défaite, d’une certaine dégradation de la pensée. » Au symbolisme d’O’Neill, solution de fuite, Nizan préfère une littérature plus « précise », c’est-à-dire plus fidèle à la réalité, ce qui ici signifie « révolutionnaire ». Sans surprise, la réflexion sur le style est donc inextricablement liée à la pensée politique et à la volonté de transformer le monde. En somme, elle est subordonnée à un impératif d’efficacité, comme le révèle la triple accusation de « confusion » accolée au symbolisme d’O’Neill. Or la confusion est systématiquement dénigrée par Nizan qui y voit une stratégie consciente de mystification de la part de la bourgeoisie. Aussi, lorsque Nizan oppose au dramaturge un cas « exemplaire », c’est vers le romancier et essayiste communiste Waldo Frank qu’il se tourne, ce dernier étant « parti d’un hymne assez obscur à l’Amérique pour se joindre aux combattants de la révolution ». Mais Frank ferait encore figure d’exception au cœur de la société capitaliste et bourgeoise américaine car « l’Amérique dans son ensemble n’a pas encore renoncé à l’âge des mythologies » (26 novembre 1936).
Néanmoins, le nouveau roman américain fait l’objet, sous la plume de Nizan, d’une importante valorisation. En 1935, dans une courte note sur Sanctuaire et Tandis que j’agonise de Faulkner, Nizan affirme que l’importance de ces livres sur l’évolution de l’art du roman sera équivalente à celle des ouvrages de Kafka. Ailleurs, il compare les nouveaux romanciers américains (au premier rang desquels Erskine Caldwell) à des Kafka « sans métaphysiques ». Lorsqu’on connaît l’admiration de Nizan pour l’écrivain praguois, le compliment n’est pas des moindres. Mais plus important est le fait que Faulkner ou Caldwell aident à la prise de conscience de la nécessité de transformer le monde. La question du « destin », centrale dans le roman américain d’après Nizan, recouvre en fait celle du renoncement et de la révolution. C’est ce qui transparaît dans son article sur La Route au tabac de Caldwell en 1937, dans lequel Nizan distingue deux types de livres : ceux qui décrivent « un écrasement », et ceux qui décrivent « une lutte au terme de laquelle le destin s’évanouit parce qu’il est compris ». Le roman de Caldwell, qui décrit la misère paysanne du Sud des États-Unis, appartient à la seconde catégorie, car Caldwell laisse entendre que le déclin fatal qu’il décrit et qui n’a pour terme que la fuite ou la mort, a des causes précises qui tiennent au système de la propriété rurale et à l’abandon des terres par les grands détenteurs du sol. Le « destin », simulacre de fatalité, ne serait en réalité qu’une construction de la société capitaliste et libérale. Dans son article sur 1919 de Dos Passos, Sartre pose la question en des termes semblables : « Dans la société capitaliste les hommes n’ont pas de vie, ils n’ont que des destins : [Dos Passos] insiste discrètement, prudemment, jusqu’à nous donner un désir de briser nos destins. Nous voici des révoltés ; son but est atteint. » Réunis par la question du destin, Sartre et Nizan ne partagent pas néanmoins le même point de vue sur le romancier américain.
En effet, six mois plus tôt, Nizan a fait paraître un article dans Ce soir consacré au même roman. Il y dénonce la technique « enfantine » du montage et déplore le fait que Dos Passos ne parvienne pas à se renouveler. Si Nizan salue un « roman type de la dénonciation » dont il ne met pas en doute la forte impression qu’il pourra faire sur le lectorat français, il est pour le moins réservé quant à la « mise en œuvre technique » qu’il juge déjà démodée et qui nuirait à l’efficacité de l’ouvrage. La conclusion de son article est sans appel : 1919 est « un grand roman manqué ». Difficile de ne pas confronter ce jugement final à la dernière phrase, célèbre, de l’article de Sartre : « Je tiens Dos Passos pour le plus grand écrivain de notre temps. » Or, Sartre, tout en érigeant Dos Passos en nouvelle valeur absolue de l’art romanesque, éreinte par comparaison le romancier Nizan, qu’il estime pourtant : « Plus n’est besoin de nous présenter un ouvrier-type, de composer, comme Nizan dans Antoine Bloyé, une existence qui soit la moyenne exacte de milliers d’existences. » L’article de Sartre ne constituerait-il pas dès lors une réponse à celui de Nizan ? Qui est le plus démodé des deux, de Nizan ou de Dos Passos ?
Tandis que Sartre érige le roman américain en étalon-or de la modernité, Nizan se montre plus réservé. Dans son dernier article, qu’il consacre à Des Souris et des hommes de John Steinbeck, il analyse pour la première fois de manière détaillée le procédé behavioriste. Faut-il y voir le contrecoup du retentissant article de Sartre sur Dos Passos ? Tandis que pour Sartre le behaviorisme offre aux écrivains les outils pour que « les livres tinssent tout seuls en l’air » et permet de « chasser la Providence » en chassant l’auteur, Nizan ne se montre pas dupe de la fin proclamée du règne de l’omniscience. Le behaviorisme serait un procédé biaisé, puisque c’est la connaissance que le romancier a de l’intérieur des personnages qui dirige leurs actions. D’où une conclusion inédite : il se pourrait que l’intensité singulière de ces romanciers ne soit que le produit d’une duplicité essentielle de la littérature états-unienne et que toute sa hardiesse visible dissimule encore une excessive « timidité ». De quel ordre serait cette dernière ? Nizan ne le précise pas. On peut deviner qu’elle réside dans le refus, ou la peur, d’assumer un point de vue révolutionnaire. La « technique » brillante n’apparaît plus alors que comme une « ruse », une dissimulation un peu lâche. En soulignant les limites du behaviorisme, Nizan anticipe de façon opportune sur la polémique qui opposera l’auteur de Situations à Nathalie Sarraute dans les années cinquante. Qu’aurait pensé Nizan de l’évolution politique d’un Dos Passos ? ou d’un Steinbeck dont la traduction du roman le plus engagé, In Dubious Battle, ne paraît que quelques semaines avant la mort du critique ? Accordant une place considérable à l’idéologie de la littérature américaine et à la critique que cette dernière offre de la société capitaliste d’outre-Atlantique, Nizan a toutefois su rester un lecteur attentif aux qualités formelles des œuvres. Son militantisme aurait pu le conduire à une sorte d’aveuglement. Il a finalement été, de manière paradoxale, le gage d’une lecture, certes engagée, mais aussi relativement novatrice.