« Roi européen de la bande dessinée » – selon son ami Pierre Lazareff (in Courrière 211) – Paul Winkler fut en France l’un des grands passeurs de la culture de masse des États-Unis pour enfants au vingtième siècle. On lui doit le début du succès fulgurant des bandes dessinées Disney en France. Or, les activités éditoriales et journalistiques de ce correspondant transatlantique allèrent bien au-delà des comics, puisqu’il fut également novateur en matière de distribution de la presse internationale en Europe entre les années 1930 et 1960.
Né en 1898 en Hongrie, fils d’un banquier juif d’origine alsacienne, Paul Winkler grandit dans un milieu aisé à Budapest. Il poursuivit ses études à Amsterdam puis à Paris, où il devint correspondant étranger pour des journaux hongrois. C’est ainsi qu’il découvrit les syndicats de presse états-uniens : en fournissant chroniques, reportages, dessins, bandes dessinées et autres articles de presse à plusieurs journaux et magazines, ces agences accroissent leurs bénéfices. Ce modèle n’existait pas en Europe à l’époque, et Winkler y vit une opportunité. En 1928 son agence Opera Mundi ouvrit ses portes à Paris, Winkler entendant « diffuser les œuvres du monde », et pas seulement des articles de presse et des bandes dessinées, mais également des œuvres littéraires et des traductions, en Europe.
L’agence obtint son premier grand succès en 1928 lorsque Winkler convainquit le King Features Syndicate de Randolph Hearst, une des grandes agences états-uniennes spécialisée dans la distribution des comic strips, de devenir son client. Winkler s’engagea à placer leur matériau dans des journaux et magazines européens. Il réussit à vendre des articles individuels, et persuada quelques journaux de publier des séries de bandes dessinées, dont Le Petit Parisien, qui publia des bandes de Mickey Mouse à partir de 1930. Pour que la nouvelle agence soit rentable, néanmoins, il avait besoin de souscripteurs. Or, la plupart des journaux français restaient réticents envers les comics et ne répondirent pas à son appel. Pour Winkler, la solution était de lancer un nouveau journal hebdomadaire destiné à publier les bandes dessinées de King Features.
C’est ainsi que Le Journal de Mickey fut lancé en 1934, date qui marque le début de ce que Thierry Crépin a appelé « l’américanisation brutale » de la presse illustrée pour enfants (25). Winkler en était le concepteur et le créateur de la maquette, et fut donc à l’origine de l’introduction de ces comics « à l’américaine » en France. Dans les bandes parues dans le Journal de Mickey, le récit était narré sous la forme d’images, de bulles et d’onomatopées, alors que la pratique française de l’époque dans des séries telles que Bécassine dans La Semaine de Suzette ou Les Pieds Nickelés dans L’Épatant, était de mettre des textes explicatifs sous les cases. En outre, le nouveau magazine de Winkler était tout en couleurs, avec bien plus d’images que dans les journaux de la concurrence française. Avec le souriceau le plus populaire du cinéma en vedette, il tenait une formule magique. En seulement cinq ans, la circulation du journal atteignit 400 000 exemplaires par semaine.
Pour lancer un tel produit, Winkler avait eu besoin de financements, ce qui l’avait mené à signer un partenariat quelque peu asymétrique avec Hachette. Puisqu’il avait été le négociateur clé des contrats d’édition d’albums comme ceux de Félix le Chat et Mickey Mouse signés entre Hachette et les multiples ayants droits de ces personnages multimédias, Winkler se tourna vers la grande maison d’édition française pour assurer un lancement de vaste envergure pour son nouveau magazine. Hachette lui fournit les fonds nécessaires, mais à condition de rester anonyme. Leur contrat de 1934 stipulait en effet que seul le nom de Winkler figurerait sur le magazine, mais que toute décision appartiendrait à Hachette : « en un mot, vous serez le Directeur du Journal sous notre contrôle permanent » (Meunier du Houssoy à Winkler, 1934). Winkler devint ainsi l’homme de paille d’un projet éditorial qui allait être le plus lucratif de toute sa carrière, mais au prix de son autonomie d’éditeur, ainsi que de sa réputation ; en effet, il allait être l’objet d’attaques antisémites et antiaméricaines féroces.
Puis intervint la guerre. En raison des lois anti-juives, Winkler fut déchu de sa nationalité française en juin 1941 ; ses contacts états-uniens l’aidèrent à s’enfuir à New York, où il établit un syndicat de presse, Press Alliance Inc., et initia des projets de livres – notamment Paris Underground (1943), d’Etta Schiber, un ouvrage sur la résistance qui fut sélectionné par le Book-of-the-Month Club, puis adapté au cinéma par Hollywood – avant de devenir correspondant de guerre en Europe pour The Washington Post en 1945. Pendant ce temps, sa femme Betty, dont il avait divorcé pour la protéger, assurait la publication du Journal de Mickey en zone libre. Mais ce n’était plus la même publication : Mickey fut d’abord remplacé par un inconnu, Babou, puis tout contenu Disney et toutes les bandes dessinées venues des États-Unis disparurent complètement du Journal en 1942, et la publication du magazine lui-même s’arrêta en 1944. Betty Winkler devint attachée de presse auprès des services de presse de l’armée américaine. L’implication du couple Winkler dans les réseaux états-uniens stratégiques et militaires s’approfondit pendant cette période.
Ces réseaux allaient bientôt s’avérer cruciaux. À la Libération, le gouvernement refusa d’accorder une licence au Journal de Mickey, citant l’influence néfaste des illustrés états-uniens sur les enfants ; le papier n’était attribué qu’aux seules publications patriotes et instructives. Ensuite, le début de la Guerre froide et les campagnes contre les comics prolongèrent la mise au ban de Mickey et obligèrent Winkler à devenir plus « débloqueur » que passeur. À travers le monde, des mouvements accusant les illustrés pour enfants de promouvoir la violence, la haine raciale et la misogynie devenaient de plus en plus actifs. En France, lors de la préparation de la loi du 16 juillet 1949 pour protéger les enfants des publications jugées « démoralisantes » (visant spécialement la presse illustrée), les députés communistes ajoutèrent un article limitant la surface accordée aux dessins étrangers à 25% pour chaque publication destinée aux enfants. Discrètement, Winkler fit pression sur l’ambassade des États-Unis pour persuader le ministre des Affaires étrangères d’intervenir en faveur de la suppression de l’article en question. L’article fut retiré et l’affaire était donc sauvée, mais les attaques allaient laisser leur trace. Lors des débats parlementaires sur le projet de loi, et dans leurs nombreux articles de presse, les communistes avaient désigné Winkler comme l’incarnation du mal parce qu’il assurait la distribution, en France, des comics violents de l’« hitlerophile » Randolph Hearst, et tirait ainsi d’énormes profits de la vente de ce « poison » aux jeunes enfants français. Après le passage de la loi de 1949, la nouvelle Commission de surveillance et contrôle des publications destinées à la jeunesse épingla Donald, autre publication de Winkler, pour avoir publié des bandes dessinées pour adolescents et adultes à côté de contenus pour des lecteurs bien plus jeunes, comme Mickey Mouse. Disney, qui subissait les attaques de campagnes contre les comics dans de nombreux pays, était inquiet pour sa marque. Ainsi, lors de la relance du Journal de Mickey en 1952, le nouveau représentant Disney en Europe, Armand Bigle, fit en sorte que son studio parisien, et non l’équipe de Paul Winkler, produise le nouveau journal. Ce serait une publication 100% Disney. Néanmoins, d’énormes bénéfices revenaient à l’agence de Winkler et à Hachette, et Le Journal de Mickey demeura la publication la plus lucrative de tout le portfolio d’Opera Mundi pendant les années 1950 et 60.
Déjà roi des comics, dès son retour en France en 1945, Winkler ambitionnait de devenir magnat de presse internationale, en s’appuyant sur ses contacts à l’ambassade des États-Unis et chez Hachette. Il considérait qu’il avait un accord tacite avec Robert Meunier du Houssoy, directeur de Hachette, et qu’ils feraient de grandes affaires ensemble. Après la guerre, alors qu’Hachette faisait face à des réformes visant à nationaliser ses fameuses Messageries, organe de distribution, Winkler s’agaça à plusieurs reprises de ce qu’il considérait comme des violations de leur gentleman’s agreement par son partenaire (Paul Winkler à R. Meunier du Houssoy, 6 juin 1948). Son contrat avec Hachette lui imposait des contraintes importantes, et Winkler se plaignait d’avoir été obligé de sacrifier de nombreux projets personnels à leur collaboration. Par exemple, en 1950, Winkler préparait un nouveau magazine hebdomadaire, Paris-Monde, centré sur le rôle de la France dans les affaires géopolitiques. Il espérait inclure une importante quantité de contenus états-uniens, et demanda de l’aide au Département d’état des États-Unis, chargé des relations internationales, pour négocier avec de grands quotidiens comme le New York Times le droit d’utiliser leurs articles (Taylor). Malgré une réponse favorable des Américains, Winkler dut renoncer à ce projet au profit de Samedi-Soir, qui répondait mieux aux stratégies d’Hachette qui cherchait à protéger son quasi-monopole sur la distribution des journaux et livres en France.
Même si Winkler ne réussit pas à faire d’Opera Mundi une version européenne des syndicats de presse américains, son agence trouva pourtant sa niche. Elle vendit des bandes dessinées à travers tout le continent européen, et établit des bureaux dans plusieurs pays. À la fin des années 60, sa filiale, Trévise, une maison d’édition de romans sentimentaux, se portait bien si l’on en croit un profil d’Opera Mundi paru dans Publishers’ Weekly (Lottman). Et surtout, les réseaux de Winkler dans les médias internationaux faisaient le succès de l’agence dans les domaines de la conceptualisation et la médiation, ainsi que du packaging de projets d’édition de livres et de leur promotion à l’international. On pourra citer la traduction de Sexual Politics (édition française en 1971) de Kate Millett, ou la distribution internationale de Dans l’ombre de Gomulka/ Eye Witness (1971/ 1973), les mémoires d’Erwin Weit, l’interprète de Władysław Gomułka. « Nous sommes des éditeurs-journalistes », affirmait Winkler en 1971 (Lottman 35).
Ses efforts pour innover dans la presse européenne, sa vision ambitieuse n’aboutirent peut-être pas pleinement. Mais, grâce à sa création du Journal de Mickey, il reste que Paul Winkler transforma le paysage médiatique pour enfants en France.