Pour nombre de ses lecteurs, le nom de Philippe Garnier constitue la porte d’entrée – pour reprendre le sous-titre de son ouvrage Maquis – d’un autre paysage américain, qu’il arpente depuis près d’un demi-siècle. En 1976, il quitte Le Havre et sa boutique de disques d’occasion pour San Francisco ; mais la ville lui semble encore trop européenne, et c’est Los Angeles et sa scène punk, plus radicalement étrangère, qui le retiennent finalement. Il s’y installe et devient, sans formation préalable ni souci des normes (quant à la longueur des articles ou à leur contenu), journaliste freelance pour la presse rock d’abord, puis dans tous les recoins de la culture, du cinéma à la littérature, en passant par la photographie ou les soirées d’élection, envoyant au fil des ans ses papiers (qui seront parfois repris en recueil) à Rock & Folk, Libération, Les Inrockuptibles, Glamour, Première, Vogue, Métal Hurlant… On pourrait donc le qualifier d’éclectique, ou – empruntant l’adjectif qu’il accole à Sterling Haydn, dans le livre qu’il lui consacre – d’ « irrégulier », lui qui, comme il s’en explique après coup, déclare n’avoir jamais voulu « prendre racine » (L’oreille d’un sourd 27) ; mais qui signale aussi où sont allées ses préférences : « Les portraits d’écrivains sont peut-être ce que j’ai le plus aimé écrire. Le travail de défrichage, surtout, présenter un homme et un univers aux lecteurs, souvent pour la première fois, sous prétexte d’une critique de livre » (L’oreille d’un sourd 17).
Si la critique de livre n’est ici envisagée que comme un « prétexte », c’est que Garnier s’est attaché à « parler de l’édition comme le service sport [de Libération] avait déjà commencé à traiter le sport : comme des reporters » (L’oreille d’un sourd 16). C’est-à-dire en explorant le métier dans tous ses aspects : non pas seulement les parutions et les textes, mais aussi « le côté plomberie de la chose » (L’oreille d’un sourd 60), selon une sorte d’histoire industrielle qui racontetrès concrètementcomment les livres sont fabriqués, découverts ou promus, en n’oubliant pas les contrats et les attachés de presse, les relations entre les auteurs et leurs éditeurs, les tocades et les amnésies des lecteurs, les arrière-cuisines et les troisièmes couteaux. Il peut s’agir de décrire des librairies, qu’elles accueillent la clientèle interlope d’Hollywood dans l’entre-deux-guerres, ou se nichent aujourd’hui dans un shopping center en bord d’autoroute ; de rendre compte de la vogue des lectures publiques, devenues aux États-Unis un instrument obligé de promotion ; d’explorer les pôles littéraires du Montana, entre Livingstone, « face dorée de la médaille », et Missoula, « ville singulièrement laide et informe » (L’oreille d’un sourd 89) ; ou encore de comprendre, à l’occasion d’une nécrologie de Charles Bukowski, « comment une œuvre qui ne comporte finalement aucun livre marquant a pu avoir un tel impact » (L’oreille d’un sourd 318).
Dans le traitement de tous ces sujets, affleure un appétit pour les faits et les individus, une érudition des lieux, des circonstances et des singularités où se reconnaît sans mal certains des traits que le journaliste essayiste a pu distinguer dans les romans de Walter Tevis, qui « ne parle jamais en termes génériques » (L’oreille d’un sourd 136), ou dans les biographies de Nick Tosches : « L’homme est un démon avec les dates, les noms et les détails » (L’oreille d’un sourd 30). Laisser proliférer et digresser ces détails, les préférer, dans leur obscurité même, aux fausses lumières d’une synthèse par trop simplificatrice ou interprétative, c’est précisément ce qui distingue la méthode de Garnier lorsqu’il entreprend, pour un livre « empêcheur de rêver en rond » (Retour à Goodis 340), de fouiller dans les traces qu’ont laissées la vie et les œuvres de David Goodis. Le dépouillement des archives de la Warner Bros comme les conversations avec les proches ou les moins proches constituent alors autant de voies d’accès à un écrivain le plus souvent fantasmé par ses lecteurs hexagonaux : « […] les Français préfèreront toujours un auteur, spécialement s’il est américain, en artiste maudit, alcoolique, clochardisé » (Retour à Goodis 9). À ces images, Garnier oppose, plus qu’un démenti simplement trivial, les spectaculaires oscillations d’une personnalité singulière, fantasque jusqu’à l’excentricité, quoique dotée d’un solide sens des affaires (c’est par choix financier que Goodis opta pour l’écriture de pulps), et en définitive nullement minée par la misère ou l’exploitation.
Malgré son objet assez rebattu – la place qu’occupe Hollywood dans la vie littéraire des années 30 et 40 –, Honni soit qui Malibu témoigne d’une volonté analogue d’éviter la perpétuation paresseuse des clichés. « Ce sera une des légères perversités de ce livre que d’essayer d’échapper le plus possible au casting habituel de ce film si souvent joué et rembobiné » (Honni soit qui Malibu 13), annonce Garnier ; plutôt que de faire défiler des écrivains-scénaristes laminés par l’industrie du rêve, il consacre notamment plusieurs chapitres à ceux qui surent en tirer parti – soit Nathanael West :
Lui qui peaufinait ses romans avec un soin et une lenteur sauvages semblait trouver une sorte de soulagement et de volupté dans ces histoires fantasques de pilotes perdus, gangsters ou comédies musicales. Selon sa secrétaire et ses collaborateurs, West se contentait de dicter et de rêver tout haut, sans effort pour museler ses outrances. […] il avait fini par accéder à une sorte de plaisir diabolique dans les absurdités qu’on lui faisait (ou qu’on lui laissait) écrire. (Honni soit qui Malibu 67-69)
Ou encore William R. Burnett (rencontré quelques mois avant sa mort en 1981, alors que son œuvre a pratiquement disparu des librairies américaines), romancier pragmatique qui travailla avec bonheur pour le cinéma pendant près d’un demi-siècle, quoique « demeurant étranger (ou indifférent) au paradis » d’Hollywood (Honni soit qui Malibu 352).
Les figures que Garnier veut faire (re)découvrir sont ainsi, le plus souvent, celles d’oiseaux rares qui, quelle que soit leur notoriété, conserventune forme d’extériorité sociale, au premier rang desquels certains autodidactes pour qui les livres constituent une seconde carrière : ceux qui écrivirent en prison, comme les écrivains-taulards qui, dans les années 30, firent du San Quentin Bulletin un magazine littéraire de haute volée ; celui qui écrit entre deux films, comme l’acteur Sterling Haydn, parfois comparé par la critique américaine à Conrad ou Melville pour son autobiographie fragmentée Wanderer et son roman épique Voyage ; ou encore entre deux matchs, tel l’entraîneur de boxe Jerry Boyd dit F.X. Toole, dont le « point de vue spécialisé » est loué en 2002, soit deux ans avant que Clint Eastwood nous le fasse connaître en adaptant l’une de ses nouvelles : « Avec lui, on apprend qu’un onguent aux marrons d’Inde contre les hémorroïdes fait merveille sur les éraflures que les boxeurs se prennent contre les cordes. Ou que l’adrénaline s’achète sans ordonnance en Californie, mais pas dans le Missouri » (L’oreille d’un sourd 480).
C’est guidé par un même goût pour le « point de vue spécialisé » que Garnier va débusquer, dans Maquis, souvent avant leur première traduction en France, divers écrivains atypiques, parfois tardifs, toujours géographiquement isolés. Pas nécessairement des auteurs populaires, mais, très loin des ateliers d’écriture, des outsiders ou maverick writers – à savoir ceux qui ne rejoignent pas le troupeau, indépendants dont la rencontre permet au reporter de découvrir une région et sa culture ou micro-culture : Dan O’Brien, fauconnier dans le Dakota du Sud, Larry Brown, « bouseux de pompier » (Maquis 73) du Mississipi totalement indifférent au monde littéraire, l’éleveur J.P.S. Brown et son « étrange et archaïque langage qui grince comme une selle » (Maquis 101), ou encore le géologue Rick Bass qui « accomplit ce que personne d’autre n’a pu faire avant lui : communiquer l’excitation de cette profession [la recherche de pétrole] mal comprise, en expliquer les mécanismes, les routines, les pincements de cœur, mais surtout en chanter la romance » (Maquis 137).
La suite du chapitre consacré à Rick Bass déplore toutefois que ce dernier, de carnets de notes en ébauches, ait « déjà commencé à publier n’importe quoi, n’importe où » (Maquis 157) et que, dans le village global, il constitue désormais « une illustration exemplaire des dangers du networking pour les écrivains, fussent-ils disséminés dans les recoins les plus reculés du pays » (Maquis 165). Autant dire que les admirations de Garnier demeurent rarement entières, lui qui dit toujours chercher « une manière d’allumer le feu de brousse, mais aussi d’en sortir » (L’oreille d’un sourd 27), attentif qu’il est à prendre le large dès que frémit une vogue, et surtout soucieux de saisir les auteurs avant que ne s’emballe la machine du succès. Ainsi, en 1992, lorsqu’il écrit les premiers articles français consacrés à Cormac McCarthy, à l’heure encore où « ses fans sont plus susceptibles d’être d’autres écrivains, Hell’s Angels ou camionneurs, que critiques ou profs de fac » (L’oreille d’un sourd 272), mais au moment déjà où il y aurait lieu de s’inquiéter des « plans de campagne quasi napoléoniens » (L’oreille d’un sourd 278) que vient de dresser Knopf, son nouvel éditeur new-yorkais. Ainsi, plus largement, quand il justifie ses choix critiques en distinguant son enthousiasme de prospecteur de certains talents d’épargnant :
On peut évidemment attendre la symphonie ; que les fruits tombent avant de ramasser les copies et d’entériner « trente ans de littérature américaine », comme l’a fait il n’y a pas si longtemps un magazine spécialisé. Mais on peut aussi, pourquoi pas, en écouter certains faire leurs gammes, ou écouter des musiques qui n’ont jamais vraiment percé, ou en saisir d’autres au vol en train de se jouer. Au risque, toujours réel mais finalement acceptable, de se tromper. (Maquis 18)
Au vu du caractère quelque peu offensif de ces lignes, on comprend que certains contemporains de Garnier jugent ce dernier, pour user d’une expression par laquelle il caractérise lui-même ses premiers papiers, « insupportablement ramenard » (L’oreille d’un sourd 13). On peut aussi trouver savoureuses et salvatrices ses marques d’indépendance, et l’agressivité très informée qui lui fait régulièrement moquer quelques vaches sacrées, comme lorsqu’il s’attaque, dans l’article « Yoknapatamère »refusé par Libération, au volontarisme stylistique de William Faulkner, à ses « longues phrases étouffe-bourrin » et à et son « obscurcissement systématique » qui composent un « parfait buffet campagnard pour séminaires et thèses de 3e cycle » (L’oreille d’un sourd 367-368) – sans oublier de signaler, puisqu’ici pas plus qu’ailleurs on ne saurait ignorer certaines réalités matérielles, ce que ce buffet, au début des années 50, devait à la propagande et aux financements :
[…] un auteur pour l’export, pour le « rayonnement culturel » […] faisait fâcheusement défaut à l’époque du Plan Marshall. L’Amérique dominait alors le monde en à peu près tout : économie, armée, même et surtout culture populaire. Il convenait d’imposer dare-dare la même chose pour la « vraie » culture – un auteur locomotive pour emmener le tchou-tchou. (L’oreille d’un sourd 368)
La carrière de traducteur de Garnier peut être envisagée comme une extension de son travail de journaliste : on y retrouve le même prosélytisme désireux de faire découvrir des auteurs méconnus ou inconnus, ainsi qu’une large part de contingence, avec des traductions qui se font au rythme des opportunités et des amitiés. C’est d’abord Philippe Manœuvre qui lui propose de traduire Post Office de Bukowski ; ce sera plus tard Christian Bourgois qui, après avoir lu un long article de Garnier consacré à John Fante, l’engage à traduire Ask the Dust ; ce sont aussi des collaborations avec Patrick Raynal pour la Série Noire (avec notamment les romans de James Crumley) ou Olivier Cohen pour les éditions de l’Olivier (avec notamment les romans de James Salter). Si tout ce travail ne peut être complètement dissocié des articles et des livres de Garnier, c’est aussi qu’à plusieurs reprises le journaliste s’est vertement exprimé sur ses « confrères » traducteurs – ainsi lorsqu’en 2015 il rend compte de la publication chez Grasset d’Un carnet tâché de vin de Bukowski, et relève combien les textes originaux s’y voient systématiquement agrémentés de délayages et d’ajouts, avant de conclure : « […] je n’ai jamais lu un travail plus exécrable et dommageable pour un texte et un auteur en autant d’années » (« Le naturel dénaturé » 65). Peut-être se souvient-il ici d’une autre de ses diatribes, publiée en 1981 dans Libération, dans laquelle il déplorait de manière générale les mauvaises conditions de travail (du point de vue du salaire ou des délais) des traducteurs français, l’absence d’effort de nos éditeurs pour moderniser les traductions de quelques grands romans noirs (comme ceux de Cain, Chandler ou McCoy), et vilipendait précisément la première traduction, chez Fayard, d’un roman de Crumley (The Last Good Kiss, que Garnier va retraduire quelques années plus tard… avant qu’une nouvelle traduction paraisse, en 2017, chez Gallmeister, sous la plume de Jacques Maihos), coupable cette fois-ci de nombreuses suppressions :
Tout ce qui saute, c’est tout ce qui est un peu spécifique, tout ce qui est trop américain, tout ce qui a un peu de saveur et d’odeur. […] Ce qui fait le prix et les délices du livre de Crumley, c’est justement tout cet humour, ce romantisme bourrin, tous ces DÉTAILS spécifiquement américains, tout cette connaissance de première main du milieu qu’il décrit. (« La traduction, un art bâclé » 20)
On ne s’étonne pas de voir réapparaître ici le culte des détails, sensible partout chez Garnier, comme de lire dans la conclusion de son article une profession de foi dénuée de tout cynisme :
[…] j’ai moi-même commis en mon temps certaines traductions des plus calamiteuses. […] Ce qui me révolte, ce n’est pas l’approximation, la faiblesse de certaines traductions et les pertes qui en découlent presque inévitablement (encore que certains Goodis soient presque supérieurs en traduction que dans l’original). Ce qui me révolte, c’est la traduction bâclée, sans passion, sans feu derrière, sans intérêt. […] On peut penser ce qu’on veut de mes traductions, les trouver lourdingues ou illisibles, mais au moins je pèche par ambition et non par fainéantise. (« La traduction, un art bâclé » 20-21)