Né à Nantes en 1907, Pierre-François Caillé a fait ses études supérieures à Paris. Inscrit à la Sorbonne, il y a obtenu une licence de droit puis un doctorat d’économie politique. Il s’est éloigné cependant assez vite des chemins que lui traçait sa formation universitaire. Son goût pour les lettres (il envisageait alors une carrière d’écrivain) et sa connaissance approfondie de l’anglais l’ont orienté vers la traduction dont il fit son activité principale à partir de 1933, année où La Librairie des Champs Élysées lui confie ses premiers textes. En collaboration avec son épouse Geneviève, il traduit pour la collection « Le Masque » les romans policiers et d’espionnage du prolifique E. Phillips Oppenheim qu’il retrouve quelques années plus tard chez Hachette, où il traduit encore des romans populaires britanniques mais aussi américains. Ces derniers paraissent dans des collections illustrées destinées à la jeunesse, comme la série des Tarzan d’Edgar Rice Burroughs et Les Aventures de Tom Sawyer dont la traduction de Caillé restitue l’intégralité du texte mais gomme les adresses de Twain à ses lecteurs adultes. À la bibliographie de Caillé, qui compte entre autres des traductions des écossais Tobias Smollett et Robert Louis Stevenson, il convient d’ajouter d’autres textes américains, comme le roman historique de Kenneth Lewis, Le Grand Passage (Stock, 1941), et Les Nuits de Bombay de Louis Bromfield (Delamain et Boutelleau, 1942).
Mais c’est avec Autant en emporte le vent, traduit chez Gallimard en 1938, et Prix de la Société des Gens de Lettres en 1939, que Caillé entre résolument dans le cercle des passeurs de littérature des États-Unis, tant la fresque monumentale de Margaret Mitchell a imprimé le mythe du Vieux Sud dans l’imaginaire collectif. Le livre connaît en France un succès immédiat et, comme l’observe Caillé dans sa correspondance avec la romancière, même interdit par les Allemands sous l’Occupation, le titre, introuvable à moins de 800 francs, continue de se vendre au marché noir. La traduction de Caillé porte les marques inévitables d’une appropriation culturelle qui fait parfois violence à la lettre du texte (« Scarlett O’Hara n’était pas d’une beauté classique », écrit Caillé où l’original dit plus platement qu’elle n’était pas belle) et reflète une époque teintée de colonialisme. Caillé, que Mitchell remerciait d’avoir restitué l’idiome de ses personnages noirs, lui répondit n’y avoir guère trouvé de difficulté : « Il m’a semblé que le meilleur moyen de rendre le pittoresque de votre style était de faire parler vos nègres comme nos Martiniquais ou nos Sénégalais. » (Mitchell 797) Reste que l’édition Gallimard d’Autant en emporte le vent, seule version française du texte jusqu’à sa retraduction en 2020, a installé durablement en France une vision du Sud et de sa légende encore renforcée par le film de Victor Fleming dont Caillé assura également le sous-titrage et le doublage.
C’est d’ailleurs à cette activité qu’il consacre l’essentiel de son travail de traduction après-guerre, posant ses mots sur la pellicule de plus de 150 longs métrages dont beaucoup ont offert aux spectateurs français des années 1950-1960 tout un nuancier de l’Amérique : La Ruée vers l’or, Douze hommes en colère, Certains l’aiment chaud, Alamo, Les Sept Mercenaires, Les Désaxés, West Side Story, Le Lauréat… Si Caillé s’éloigne de la traduction littéraire proprement dite, il continue encore un temps à promouvoir les lettres américaines en prenant de 1944 à 1949 la direction littéraire des Éditions du Pavois. En collaboration avec Maurice Nadeau, il y crée la collection « Bibliothèque internationale » dont le catalogue hétéroclite compte quelques noms tombés dans l’oubli, comme Kathleen Winsor ou Edith Hope, mais aussi des figures de premier plan, notamment Katherine Anne Porter et John Dos Passos.
Si, par son œuvre de traducteur et d’éditeur, Caillé a sans nul doute ajouté une pierre au gué jeté entre France et États-Unis, il faut néanmoins convenir que ses préoccupations débordent largement la question du rapport transatlantique. Convaincu de la vocation universelle du traducteur, il ne cessera de fédérer la profession en lui donnant ses institutions et ses cadres. Interprète pendant le procès de Nuremberg entre 1945 et 1946, au contact de traducteurs de toutes nationalités, Caillé dit avoir pris conscience du besoin de les rassembler dans une organisation qui leur permette non seulement de donner corps à leur métier, de défendre leurs intérêts, mais aussi de travailler ensemble à faire tomber les barrières que les guerres ont élevées entre les peuples.
C’est ainsi qu’avec une dizaine d’amis venus de la traduction littéraire et technique, il fonde en 1947 la Société Française des Traducteurs dont il est élu président en 1950. En 1953, il crée avec Edmond Cary la Fédération Internationale des Traducteurs dont il assume également la présidence jusqu’en 1956, puis de 1966 à 1979. Avec le concours de l’UNESCO, il fonde la revue Babel, premier journal de la traduction dédié à l’information professionnelle et à la diffusion de la culture, qu’il dirige à partir de sa création en 1954. Association d’abord confidentielle, la Fédération Internationale des Traducteurs devient sous l’inspiration de Caillé un organe reconnu de la profession, partie prenante dans l’élaboration de ses statuts. Sur le plan national, Caillé obtient en 1957 que la loi française sur le droit d’auteur étende sa protection aux traducteurs. À l’échelle internationale, il corédige en 1963 la Charte des traducteurs. Élu en 1970 président du Conseil international des auteurs littéraires et de la Confédération internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs, Caillé signe en 1976 l’une de ses réalisations les plus importantes : la Recommandation de Nairobi adoptée par l’UNESCO, qui exhorte les pays membres de l’organisation à défendre les droits moraux et matériels des traducteurs afin d’améliorer leur statut juridique et social à travers le monde. En hommage aux services rendus par Caillé à la profession, le Prix Pierre-François Caillé, fondé en 1981 par la Société Française des Traducteurs avec le concours de l’ESIT, distingue des traducteurs en début de carrière pour des traductions en français d’œuvres littéraires de fiction et de non-fiction. Il a pour vocation d’attirer l’attention du grand public sur les métiers de la traduction.
La trajectoire de Caillé l’entraîna finalement bien loin de l’Amérique. Quand en 1968, l’American Translators Association lui décerna l’Alexander Gode Medal pour son action auprès des traducteurs, Caillé reconnut dans son discours d’acceptation n’avoir encore jamais visité les États-Unis. De ce pays, il n’avait pour souvenir que celui, lointain, des GI débarquant au matin dans sa ville natale au cours de la Première Guerre mondiale. Caillé n’en était pourtant pas moins amoureux et connaisseur de la littérature et de la culture américaines qu’avec bien d’autres il fit entrer en France dans le sillage de ces soldats de l’aube.