Autour d’Emerson et du transcendantalisme
Régis Michaud est né en 1880 à Montélimar, dans la Drôme, dans une famille catholique. Destiné à entrer dans les ordres (il fait son séminaire à Valence), il opte pour des études d’histoire après l’obtention de son baccalauréat. Étudiant à la Sorbonne, il vit pauvrement. C’est un oncle, général d’armée, qui s’acquitte de son loyer, non sans lui reprocher de « gaspiller son argent ». Michaud poursuit néanmoins dans la voie qu’il s’est choisi et obtient en 1905 sa licence d’histoire. Il se spécialise dans l’histoire médiévale sous la direction du Professeur Joseph Bédier qui lui remettra en 1935 la médaille de Chevalier de la Légion d’honneur. Dans la pension dans laquelle il loge, il fait la rencontre d’une jeune Américaine de Nouvelle Angleterre, Jennie Wells Chase, qui l’initie à la lecture des œuvres de Ralph Waldo Emerson. Cette rencontre s’avère décisive puisqu’elle ouvre un horizon nouveau à Michaud qui, dès lors, n’a de cesse de faire connaître l’œuvre et la pensée du transcendantaliste américain en France.
En 1906, le jeune couple part s’installer à Princeton où Michaud commence à enseigner. Parallèlement, il prépare une traduction annotée du Journal d’Emerson sous le titre d’Autobiographie, dont le premier volume paraît chez Armand Colin en 1914. Puis, durant trois ans, il sert comme ambulancier sur le Front avec, dans sa musette, les Essais d’Emerson. De retour aux États-Unis en 1917, il rédige l’avant-propos au deuxième tome de l’Autobiographie :
On trouvera dans ce livre des méditations sur la vie et sur la mort. On en trouvera sur les motifs qui peuvent pousser l’homme au sacrifice et au dévouement entier à quelque chose de plus haut que soi. La sérénité d’Emerson partout présente, son imperturbable constance, son optimisme profond et réfléchi, enfin sa religion de l’homme et de la stricte justice qu’il nomme compensation, tout cela est bien digne d’intéresser notre temps et de l’aider à retrouver, si besoin était, des motifs d’espoir et de force.
De 1917 à 1919, Michaud enseigne à l’Université Smith, puis entre 1919 et 1928 à l’Université de Californie. Durant ces années, il s’ingénie à faire connaître Emerson et le transcendantalisme en France à travers une série d’essais. Le premier d’entre eux s’intitule Mystiques et réalistes anglo-saxons : d’Emerson à Bernard Shaw (1918), dans lequel il étudie, outre les deux auteurs nommés dans le titre, les œuvres de Walter Pater, Walt Whitman, Henry James, Mark Twain, Jack London, Upton Sinclair et Edith Wharton. La Pensée américaine : autour d’Emerson (1924) recueille une série d’essais faisant suite au précédent ouvrage sur des écrivains représentatifs de la littérature américaine. Selon le critique, l’idéalisme d’Emerson lui vaut d’être mésestimé par les intellectuels. Or, pour Michaud, la philosophie d’Emerson est « un théâtre à double étage, en haut les nuées, en bas les réalités pratiques dont il eut, quoi qu’on en dise, le sens aigu. Comme il le prétendait non sans raison, sa métaphysique est toute à des fins pratiques. » Aux côtés d’Emerson, il est question de Margaret Fuller, de H. D. Thoreau, des frères William et Henry James, du poète William V. Moody et d’Henry Adams. Le livre s’achève sur un essai consacré au « malaise intellectuel et social » qu’il croit déceler dans la littérature américaine de l’époque. Le bref L’Esthétique d’Emerson, la nature, l’art, l’histoire (1927) entend présenter dans « un cadre restreint les vues d’Emerson sur l’esthétique », le beau, l’art, et le génie. Il devait être suivi d’un Emerson et l’idée de poésie qui n’a, semble-t-il, jamais vu le jour.
Mais son œuvre essentielle consacrée à la pensée d’Emerson, outre la traduction annotée de son Journal, demeure sa biographie, La Vie inspirée d’Emerson, parue en 1930 chez Plon, dans la célèbre collection « Le roman des grandes existences ». Cette biographie, bien renseignée, fruit de plusieurs années de travail, fut couronnée par l’Académie française et saluée par le critique Stanley Thomas Williams dans New England Quarterly (1er janvier 1930). Elle jouit encore d’une belle estime aux États-Unis où elle est régulièrement rééditée. D’une écriture limpide et d’un lyrisme discret, elle tente de rendre compte des « soubresauts de la vie intérieure » d’Emerson, se réclamant en cela des propos mêmes du philosophe : « Les événements extérieurs ne sont rien, l’homme intérieur est tout. » Michaud s’est donné pour but de dépeindre le romanesque spirituel de l’existence d’Emerson.
La nouvelle littérature américaine
Progressivement, Michaud porte son intérêt sur la littérature américaine de son temps. Attentif aux tournants littéraires, il ne manque pas la désillusion qui frappe certains écrivains américains de l’entre-deux-guerres, et consacre ses travaux à Henry Louis Mencken, Sinclair Lewis, Theodore Dreiser ou encore Francis Scott Fitzgerald. Michaud témoigne de cette littérature nouvelle dans une série de conférences à la Sorbonne au milieu des années 1920, série reprise dans son ouvrage Le Roman américain d’aujourd’hui (1926) qui sera également publié en anglais. Il est pris à partie par Léon Bazalgette qui tient le feuilleton des Littératures étrangères dans L’Humanité. Le critique y dénonce la « manie » psychanalytique et le caractère « bavard » du conférencier qui jouerait « avec des mots à facettes… psychanalyse, bovarysme, libido, biochimie, pragmatisme, nietzschéen, refoulement… » Il ironise sur la méconnaissance que l’auteur semble avoir de certains écrivains américains malgré son ton assuré – en particulier s’agissant de Sherwood Anderson – et achève son article en recommandant plutôt la lecture de la préface d’Eugène Jolas à Un païen de l’Ohio.
Plus marquant sans doute s’avère son Panorama de la littérature américaine (1926) paru dans la célèbre collection des éditions Kra, lequel témoigne de son intérêt pour la psychanalyse et de sa sympathie pour le socialisme. L’ouvrage est salué notamment par Edmond Jaloux dans Les Nouvelles littéraires (3 novembre 1928) et par l’américaniste Charles Cestre dans La Revue anglo-américaine (1er avril 1929). Parallèlement, Michaud traduit des textes importants, avec une prédilection pour les récits satiriques comme Elmer Gantry, chef d’œuvre de Sinclair Lewis, régulièrement réédité depuis dans la traduction de Michaud. Dans Préjugés, il donne la traduction de textes choisis parmi la série des Prejudices de H. L. Mencken. Citons encore Vérité et poésie, recueil d’essais autobiographiques et critiques de Ludwig Lewisohn, co-traduit avec l’américaniste Frank Louis Schoell (1889-1982). Du même auteur, Michaud traduit en 1930 le grinçant Israël, où vas-tu ? préfacé par René Lalou. Il donne également Mon Éducation de Henry Adams (en collaboration avec Schoell) et Un philosophe dans les bois, sélection de pages du Journal de Henry David Thoreau, en collaboration avec Simone David (dates inconnues). Dans la revue Europe, Jean Guéhenno, se réclamant de son défunt ami Léon Bazalgette, traducteur de Désobéir et auteur de Henry Thoreau sauvage, lui reproche d’assagir, sinon d’affadir, la personnalité du réfractaire américain :
Je reconnais bien dans ce « philosophe dans les bois », un homme singulier et un poète. Je ne reconnais pas dans les propos qu’il tient ici de ces propos « qui vont jusqu’à nous rendre dangereux pour l’ordre établi » et je me dis que Thoreau n’est pas là tout entier, qu’on a un peu apprivoisé ce grand sauvage. (101)
Cette critique est représentative des luttes d’appropriation idéologique entre les « passeurs » de Thoreau en France, mais aussi des querelles éditoriales aux enjeux économiques sous-jacents. Plusieurs des traductions mentionnées plus haut paraissent dans l’éphémère collection « Écrivains et penseurs américains » que Michaud crée et dirige pour le compte des éditions Boivin de 1927 à 1930, années durant lesquelles il est revenu vivre en France. Il retourne ensuite aux États-Unis, en tant que professeur invité à l’Université de Dartmouth, avant de s’installer à Urbana et d’enseigner à l’Université de l’Illinois. Il collabore alors activement aux revues Books Abroad et Vingtième siècle dans lesquelles il donne à connaître au public américain les écrivains français contemporains. Politiquement, il penche vers le socialisme et revient même, après un séjour en France en 1936, enthousiasmé par le succès du Front populaire. Vers la fin de sa vie, il s’adonne activement à son métier d’enseignant, et envisage l’écriture d’un ouvrage sur Arthur de Gobineau. Il meurt d’un arrêt cardiaque le 7 février 1939. Il est salué dans la presse comme un des américanistes importants du début du xxe siècle.