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René-Noël RAIMBAULT (1882-1968)

Crédits : Crédit : Association amicale des anciens élèves du lycée Montesquieu (Le Mans)

L’histoire française de la littérature états-unienne a souvent sanctionné l’apport crucial de Maurice Edgar Coindreau au dialogue culturel transatlantique, citant bien volontiers le fameux aphorisme attribué à Jean-Paul Sartre : « la littérature américaine, c’est la littérature Coindreau ». Au premier rang du corpus importé par cet éminent traducteur, on compte notamment l’œuvre de William Faulkner, publiée par les Éditions de la Nouvelle Revue Française à partir de 1933. Pourtant, ce n’est pas Coindreau qui traduisit le premier roman de Faulkner paru en France, Sanctuaire, et il ne fut pas son traducteur le plus prolifique en langue française. L’honneur en revient à René-Noël Raimbault, professeur de grammaire et de littérature française, latine et grecque au Mans. Né en 1882 à Angers et diplômé de lettres modernes et classiques par l’université de Poitiers (Béoutis 6), Raimbault traduisit une partie de l’œuvre de Faulkner, mais également de George Orwell, Damon Runyon, Upton Sinclair et Thomas Wolfe. Il réalisa au total onze traductions de romans et recueils de nouvelles faulknériens, soit quatre de plus que Coindreau : Sanctuaire (1933), Sartoris (1937), onze des treize nouvelles composant Treize histoires (1939), Pylône (1946), Le Docteur Martino et autres histoires (1948), L’Invaincu (1949), L’Intrus (1952), Absalon ! Absalon (1953), Descends, Moïse (1955), Le Rameau vert (1955) et Parabole (1958). La plupart de ces traductions furent produites en collaboration avec Henri Delgove, Charles-P. Vorce ou G. L. Rousselet, mais c’est toujours Raimbault qui prit en charge les démarches éditoriales, y compris la correspondance avec ses éditeurs. Au-delà de l’enseignement et de la traduction, celui que sa petite-fille décrit, en reprenant le mot de George Orwell, comme un « anarchiste conservateur » (Orwell 11) s’adonne également à la poésie, l’histoire régionale, la peinture et la gravure. Son intérêt pour les littératures étrangères est nourri par les revues anglaises, états-uniennes et italiennes qu’il commence à lire très jeune.

C’est donc dans la langue de Raimbault (et de son collaborateur manceau Henri Delgove) que le lectorat français découvrit pour la première fois la prose de Faulkner. Pourtant, à la différence de Coindreau, il ne fut jamais considéré comme l’artisan de l’importation de cet écrivain, et encore moins comme l’instigateur d’une « littérature Raimbault » en France. Raimbault se réclame pourtant dans sa correspondance de la découverte de l’auteur, comme dans cette lettre adressée en 1934 à George Orwell dont il traduisit Down and Out in Paris and London : « C’est moi qui ai fait connaître en France William Faulkner, et la NRF a depuis ma traduction de Sanctuary acquis les droits de presque tous ses autres livres, à telle enseigne que j’en ai trois à traduire » (Orwell 34). On devine en filigrane les termes de la rivalité tacite qui l’oppose à Coindreau, qu’il qualifiera en 1963 « d’irascible, accaparateur, et assez désagréable collègue » (Orwell 90), en dépit de leurs relations épistolaires cordiales.

La compétition entre les deux traducteurs débute dès 1931, deux ans avant la publication de Sanctuaire en France. Sur les recommandations de Coindreau, Gaston Gallimard prend contact avec l’agence littéraire Bradley pour faire l’acquisition des droits de traduction de l’œuvre de Faulkner. Inquiété par cet accord, Raimbault écrit en juillet 1931 à Coindreau et à Gaston Gallimard pour faire valoir le droit de priorité qu’il avait négocié dès le mois de mars auprès des éditeurs Jonathan Cape et Harrison Smith et de Bradley. Parmi les faits d’armes qui l’habiliteraient selon lui à traduire Faulkner, on note la traduction en trois volumes de Pétrole ! d’Upton Sinclair : Le Pétrole, La Cité des anges et La Tête d’Holopherne. Au terme de ces discussions émerge un terrain d’entente : Raimbault traduira Sanctuary, et Coindreau As I Lay Dying. S’il est d’abord entendu que la traduction de Coindreau paraîtra avant celle de Raimbault, Gallimard change d’avis en juillet 1932, estimant que la lecture de Sanctuaire est plus facile et que la matière du roman gagnera plus aisément les faveurs du public français que la narration cubiste et heurtée de Tandis que j’agonise (Sapiro 397). Par la suite, Coindreau conserve de facto le droit de se réserver la traduction des nouveaux ouvrages de Faulkner en raison de sa proximité personnelle avec l’auteur – et, très probablement, de son amitié avec Gaston Gallimard. En 1940, Gallimard se voit par exemple contraint de retirer la traduction des Palmiers sauvages à Raimbault après réception d’une lettre de Coindreau manifestant son intérêt pour le roman. À partir de la parution de Sanctuaire et de Tandis que j’agonise, la traduction de l’œuvre de Faulkner en France suit un mouvement alterné : Lumière d’août en 1935 (Coindreau), Sartoris en 1937 (Raimbault et Delgove), Le Bruit et la fureur en 1938 (Coindreau), Treize histoires en 1939 (majoritairement traduites par Raimbault et pour lesquelles il rédige une préface). Cette répartition permet aux éditions de la NRF d’honorer, dans la mesure du possible, les dures conditions imposées par l’agence Bradley, à savoir la publication d’un ouvrage de Faulkner par an – ce malgré les retards chroniques dont Raimbault s’excuse à répétition.

Ce phénomène d’alternance concourt à la création textuelle d’un « Faulkner français » pluriel, élaboré à plusieurs mains au fil des traductions françaises. Entre Raimbault et Coindreau, les stratégies de traduction diffèrent parfois fondamentalement. Cette discordance s’observe surtout au niveau des choix qui gouvernent la traduction de l’anglais vernaculaire afro-américain, qui caractérise chez Faulkner le discours direct des personnages noirs. Dans la préface qu’il rédige en 1938 à sa traduction de Le Bruit et la fureur, Coindreau écrit qu’il a « résolument écarté toute tentative de faire passer dans [s]on texte la saveur du dialecte noir » (Faulkner 15-16). Dans le roman, les dialogues des locuteurs noirs sont ainsi normalisés, comme en témoigne un exemple tiré de la première page du roman. Dans le texte original, Luster, un adolescent noir chargé de s’occuper du jeune Benjy Compson, le réprimande en ces termes : « I cant make them come if they aint coming, can I. If you dont hush up, mammy aint going to have no birthday for you. If you dont hush, you know what I going to do. I going to eat that cake all up. Eat them candles, too. Eat all them thirty three candles ». La traduction de Coindreau, dans un français largement « standardisé », en évacue les marqueurs grammaticaux et phonétiques : « Quand vous aurez fini de geindre, dit Luster. J’peux pas les faire revenir de force, hein ? Si vous ne vous taisez pas, mammy n’fêtera pas votre anniversaire. Si vous ne vous taisez pas, savez-vous ce que je ferai ? J’mangerai tout le gâteau. J’mangerai les bougies aussi. J’mangerai les trente-trois bougies ». Les traductions de Raimbault adoptent un parti pris radicalement opposé. Dans Sartoris, par exemple, le vernaculaire afro-américain est notamment rendu par l’élision presque systématique de la consonne « r » – un stéréotype raciste et illisible, à ce titre entièrement remanié par Michel Gresset, qui adopte la même stratégie que Coindreau à l’occasion de la publication du premier volume des Œuvres romanesques de Faulkner dans la « Bibliothèque de la Pléiade ».

L’œuvre de Raimbault, et notamment ses traductions de Faulkner, problématise la notion de « passeur » de la littérature états-unienne en France et met en lumière ses rouages. Si l’histoire littéraire a canonisé Coindreau comme le « passeur » de Faulkner en France, c’est en partie pour sa position privilégiée dans les réseaux de circulation littéraire transatlantique : il est à la fois proche de la NRF et fait carrière aux États-Unis, ce qui lui permet d’en fréquenter l’avant-garde artistique et culturelle tout en se rapprochant des éditeurs et agents locaux. Au Mans, Raimbault est plus isolé, même si cela ne l’empêche pas de nouer des amitiés sincères et pérennes avec les auteurs qu’il traduit, comme George Orwell, qui lui répète son admiration pour la traduction de Down and Out in Paris and London, ou Upton Sinclair qui, pendant l’Occupation, lui envoie « du corned beef et des chaussettes » (Orwell 10). Il fut également proche de Thomas Wolfe, qui à sa mort précoce en 1938 lui confie les droits de traduction de son œuvre par l’intermédiaire de son agente, Elizabeth Nowell. Raimbault publie chez Stock les traductions de deux des quatre ouvrages parus du vivant de Wolfe : De la mort au matin (1948) et Au Fil du temps (1951). On peut s’interroger quant au refus de Gallimard d’intégrer Wolfe aux prolifiques rangs états-uniens de la collection « Du monde entier ». Faut-il y voir une frilosité financière dans une période d’après-guerre marquée par la pénurie de papier (Au Fil du temps compte non moins de 605 pages), ou une fidélité aux jugements de Coindreau qui, dans une allusion sarcastique au poème symphonique de Paul Dukas, voit en Wolfe un apprenti sorcier « englouti sous un déluge de mots » (Coindreau 198) ?

Tout au long de sa carrière, Raimbault défendra son statut d’importateur, explicitement auprès d’Orwell et de Gallimard, ou bien à mots couverts dans un entretien donné aux Lettres françaises en 1965. À la question « Les traducteurs jouent-ils vraiment un rôle de découvreurs ? Se battent-il avec autant d’énergie pour un classique – jusqu’alors mal traduit – que pour un livre moderne inconnu en France ? », Raimbault répond :

Découvreurs ? Il y en a eu, il y en a. Mais l’espèce se fait de plus en plus rare depuis que le marché des auteurs étrangers est devenu une branche du commerce. Le traducteur, à l’heure actuelle, n’a plus l’occasion, pas même le droit, de découvrir, tout au plus la possibilité de rejeter ou d’accepter l’hypothétique best-seller qu’on lui offre à traduire. Pluie d’étoiles filantes, météores d’une saison, « révélations » sans lendemain. Un traducteur conscient de son rôle ne s’aurait s’attacher à ceux-là. Le véritable écrivain, celui qu’un jour on pourra appeler « grand », est tout autre chose. Obscur à ses débuts, incompris ou vilipendé dans son propre pays, inconnu dans les autres, c’est à ce moment-là que son futur traducteur doit le saisir, le « découvrir », avoir conscience ou prescience d’un génie encore dans sa gangue, et alors, oui, se battre pour lui, le soutenir, l’imposer, le suivre, à travers même ses erreurs et ses chutes, jusqu’à l’apogée jadis pressentie, devenir, pendant des années, quelque chose comme son double avec une autre langue, mais avec la même pensée. Et c’est peut-être à ce prix que, découvreur ou non, on devient, simplement, un traducteur. (Orwell 87-88)

Derrière le lyrisme, difficile de ne pas discerner les grandes lignes d’une carrière en partie consacrée à faire connaître Faulkner au public français, et, par là même, à se faire connaître en tant qu’introducteur de l’auteur qu’il traduira pendant près de trente ans.

Notice et bibliographie établies par Jeanne SauvageDoctorante, Yale University
Pour citer cette notice : Notice René-Noël RAIMBAULT (1882-1968) par Jeanne Sauvage, Dictionnaire des Passeurs de la Littérature des États-Unis, mise en ligne le 20 septembre 2024 - dernière modification le 26 septembre 2024, url : https://dicopalitus.huma-num.fr/notice/rene-noel-raimbault-1882-1968/ 

Bibliographie

Bibliographie sélective des ouvrages et traductions de René-Noël Raimbault

DOS PASSOS, John. Trois soldats [Three Soldiers, 1921], Trad. René-Noël Raimbault, Paris : Éditions de Flore, 1948.

FAULKNER, William. Sanctuaire [Sanctuary, 1931]. Trad. R.-N. Raimbault et Henri Delgove. Préface d’André Malraux. Paris : Gallimard, 1933.

FAULKNER, William. Sartoris [Sartoris, 1929]. Trad. R.-N. Raimbault et Henri Delgove. Paris : Gallimard, 1937.

FAULKNER, William. Treize histoires [These Thirteen, 1931]. Trad. R.-N. Raimbault, Ch-P. Vorce et M.-E. Coindreau. Préface de R.-N. Raimbault. Paris : Gallimard, 1939.

FAULKNER, William. Pylône [Pylon, 1935]. Trad. R.-N. Raimbault et G.L. Rousselet. Préface de Roger Grenier. Paris : Gallimard, 1946.

FAULKNER, William. Le Docteur Martino et autres histoires [Doctor Martino and Other Stories, 1934]. Trad. R.-N. Raimbault et Ch-P. Vorce, Paris : Gallimard, 1948.

FAULKNER, William. L’Invaincu [The Unvanquished, 1938]. Trad. R.-N. Raimbault et Ch-P. Vorce. Paris : Gallimard, 1949.

FAULKNER, William.  L’Intrus [Intruder in the Dust, 1948]. Trad. R.-N. Raimbault. Paris : Gallimard, 1952.

FAULKNER, William. Absalon, Absalon ! [Absalom, Absalom!, 1936]. Trad. R.-N. Raimbault et Ch-P. Vorce. Paris : Gallimard, 1953.

FAULKNER, William. Descends, Moïse [Go Down, Moses, 1942]. Trad. R.-N. Raimbault et Ch-P. Vorce. Paris : Gallimard, 1955.

FAULKNER, William. Le Rameau vert [A Green Bough, 1933]. Trad. R.-N. Raimbault. Paris : Gallimard, 1955.

FAULKNER, William. Parabole [Parabole, 1954]. Trad. R.-N. Raimbault. Paris : Gallimard, 1958.

RAIMBAULT, René-Noël. Le Maine illustré. Angers : Éditions Ch. Hirvyl, 1923.

RAIMBAULT, René-Noël. Le Mans au fil des ans. Bois gravés de Ch. Tranchand, Angers : Éditions Ch. Hirvyl, 1934.

RUNYON, Damon. Nocturnes dans Broadway [More Than Somewhat, 1937]. Trad. R.-N. Raimbault et Ch-P. Vorce. Paris : Calmann-Lévy, 1940.

ORWELL, George. La Vache Enragée [Down and Out in Paris and London, 1933]. Trad. R.-N. Raimbault et Gwen Gilbert. Paris : Gallimard, 1935.

SINCLAIR, Upton. Le Pétrole [Oil, 1926]. Trad. R.-N. Raimbault et Henri Delgove. Paris : Albin Michel, 1928.

SINCLAIR, Upton. La Cité des anges [Oil, 1926]. Trad. R.-N. Raimbault et Henri Delgove. Paris : Albin Michel, 1929.

SINCLAIR, Upton. La Tête d’Holopherne [Oil, 1926]. Trad. R.-N. Raimbault et Henri Delgove. Paris : Albin Michel, 1931.

WOLFE, Thomas. De la mort au matin [From Death to Morning, 1935]. Trad. R.-N. Raimbault et Ch.-P. Vorce. Paris : Stock, 1948.

WOLFE, Thomas. Au Fil du temps [Of Time and the River, 1935]. Trad. R.-N. Raimbault, M. Faucher et Ch.-P. Vorce. Paris : Stock, 1951.

Bibliographie primaire

BÉOUTIS, Didier. « René-Noël Raimbault (1882-1968) », « Lettre d’information de l’association amicale des anciens élèves du lycée Montesquieu », No. 24, 1er mars 2011, p. 6-8, http://montesquieu.lemans.free.fr/leslettres/li24.pdf, consulté le 18 août 2024.

COINDREAU, Maurice-Edgar. Aperçus de littérature américaine. Paris : Gallimard, 1946.

FAULKNER, William. Le Bruit et la Fureur [The Sound and the Fury, 1929]. Trad. Maurice-Edgar Coindreau. Paris : Gallimard, « Du monde entier », 1949 [1938].

ORWELL, George. Correspondance avec son traducteur René-Noël Raimbault. Dir. Céline Place et Madeleine Renouard. Préface de Marie-Annick Raimbault. Trad. Christian Anglade et Susan Wise. Paris : Éditions Jean-Michel Place, 2006.

SAPIRO, Gisèle. « Faulkner in France, or How to Introduce a Peripheral Unknown Author in the Center of the World Republic of Letters », Journal of World Literature, No. 1, 2016, p. 391-411.

Bibliographie secondaire

BÉGHAIN, Véronique. « Retraduction d’Orwell : surcodage de l’oralité, acclimatation et stigmatisation sociale ». Équivalences : Revue de traduction et de traductologie, 2022, 48 (1-2), p. 71-83.

BÉOUTIS, Didier. « René-Noël Raimbault (1882-1968) ». Revue historique et archéologique du Maine, No. CLXII, 2015.

GRESSET, Michel. « Retraduire, (re)mettre en scène ». Palimpsestes, No. 4, 1990, p. 33-44.

PITAVY, François. « De The Wild Palms à Si je t’oublie, Jérusalem : quelques réflexions sur la retraduction du faulkner ». Palimpsestes, No. 15, 2004, p. 153-167.

 

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