Rieder est une maison d’édition importante dans la France de l’entre-deux-guerres, à l’identité politique marquée à gauche. Fondée en 1913, Rieder a pris la suite des éditions Cornély, maison d’édition spécialisée en histoire. Les repreneurs de Cornély sont Frédéric Rieder, un ancien employé de Rieder, Pierre Caron, archiviste, et Albert Crémieux, historien. Le programme de Crémieux est de transformer Cornély en maison d’édition de littérature générale.
Pour réussir cette mutation, Albert Crémieux compte sur son ami Jean-Richard Bloch pour la littérature française et sur Léon Bazalgette pour la littérature étrangère. Léon Bazalgette (1873-1928) s’était engagé dès 1894 dans la découverte en France des littératures étrangères, dans le Magazine International, La Phalange, puis L’Effort libre, revue fondée par Bloch. Il s’était fait connaître comme introducteur de Walt Whitman en France : il traduit et fait paraître en 1909 Feuilles d’herbe aux éditions du Mercure de France puis une anthologie de poèmes de Whitman aux éditions de l’Effort libre en 1913 (Anthologie de l’ « Effort »). Selon l’intellectuel de gauche américain Waldo Frank, grâce à ce travail, le nom de Bazalgette est déjà connu du milieu littéraire new-yorkais avant 1914. Après la Première Guerre mondiale, il publie un feuilleton sur la littérature étrangère dans l’Humanité. Bazalgette poursuit sa défense de la littérature des États-Unis, avec un essai consacré à Henry Thoreau sauvage en 1924 et surtout la traduction d’extraits de Miscellanies et de Excursions parus sous le titre Désobéir en 1921, deux livres parus chez Rieder.
Comme souhaité avant-guerre par Crémieux, Bazalgette devient directeur de la littérature étrangère de Rieder et responsable de la collection « les Prosateurs étrangers modernes» (1920-1940, 110 volumes). Parallèlement, la littérature française est accueillie notamment dans la collection « les Prosateurs français contemporains », dirigée par Jean-Richard Bloch. Rieder publie aussi à partir de 1923 une nouvelle revue, Europe, proche de Romain Rolland et qui est censée attirer vers la maison d’édition de nouveaux auteurs et lecteurs, qui est à l’origine d’une collection littéraire (collection « Europe », 1931-1939).
Comme le démontre Philippe Olivera, « les Prosateurs étrangers modernes », collection dirigée par Dominique Braga (1892-1975) après le décès de Bazalgette en 1928, ne porte pas de projet politique d’envergure, contrairement aux « Prosateurs français contemporains », marquée à gauche et pacifiste. Bazalgette puis Braga font traduire et éditent Isaac Babel, Boris Pilniak, Knut Hamsun, James Stephens, James John Fraser, John Shermann O’Brien, John Milligton Synge, Jose Eusasio Rivera…. Les œuvres traduites de l’anglais (États-Unis) américain sont des œuvres au contenu politique très marqué à gauche, socialement critiques. Rieder publie Theodore Dreiser (Douze hommes/Twelve Men, trad. Fernande Hélie, 1923 ; Amérique tragique, Tragic America, trad. Paul Nizan, 1933), John Dos Passos (L’Initiation d’un homme/ One Man’s Initiation, trad. Marc Freeman, 1925), Sherwood Anderson (Un païen de l’Ohio, trad. Marguerite Guy, 1927). Toutefois, ces auteurs sont aussi traduits et défendus par les principaux concurrents de Rieder : Gallimard, Denoël, Grasset, Stock et, dans le cas de Dos Passos par la maison d’édition littéraire du Parti communiste français, les Editions sociales internationales (ESI). Les ESI publient l’écrivain et intellectuel communiste Michael Gold en 1932, alors que Rieder avait envisagé de le publier en en confiant la traduction à Paul Nizan, qui avait refusé, lui préférant le pamphlet de Dreiser, Tragic America.
Finalement seuls cinq romanciers américains bénéficient du soutien exclusif de Rieder : Waldo Frank (Rahab, trad. Hélène Boussinesq, 1923), Carl Sandburg, Au pays de Routabaga (1925), Edward Anderson (Il ne pleuvra pas toujours/Hungry Men, trad. Suzanne Paraf, 1938) et deux écrivains associés à la Renaissance de Harlem, Claude McKay et Langston Hughes. Georges Friedman avait présenté McKay à Bazalgette, ce qui a conduit à la publication d’un texte dans Europe (« Presque blanche », trad. Georgette Camille, 15 juin 1930) et de trois romans chez Rieder : Banjo en 1931, traduit par Paul Vaillant-Couturier et son épouse Ida Treat, Quartier noir en 1932, traduit par le romancier français Louis Guilloux et Banana Bottom en 1934. Rieder publie le seul roman de Langston Hughes édité en France avant la Seconde Guerre mondial, Sandy, paru en 1934 et traduit par Gabriel Beauroy.
Rieder publie peu d’auteurs anglo-américains hors de la collection « Prosateurs étrangers modernes ». Quartier noir de Claude McKay est publié dans la prestigieuse collection « Europe » en 1932. En réaction à la crise économique des années trente, Rieder se lance aussi dans la littérature populaire, genre pour lequel des talents étatsuniens sont mis à contribution. En 1934, dans l’éphémère collection « Le Risque : aventures extraordinaires » (1934-1935), l’éditeur publie Le Démon apache d’Edgar Rice Burroughs (trad. Mlle Daviaud), Trois Tueurs (Three Killers) d’Eli Colter (trad. Eugénie Press), Californie de Mary Louise Mabie (trad. George Cam), Service commandé de Dana Bartlett (traducteur inconnu) et Au-delà de la Sierra Bleue de R.W. Morrow (trad. Adrienne Ségur). Rieder a publié fort peu d’essais d’auteurs américains : le pamphlet Amérique tragique de Dreiser en 1933 et Psychologie de la littérature américaine de Ludwig Lewisohn en 1934, semblent être des exceptions.
Enfin, Rieder n’a pas travaillé avec une équipe stable de traducteurs. Quelques-uns ont laissé des traductions qui ont depuis été rééditées : Léon Bazalgette, Hélène Boussinesq, Fanny William Laparra, Adrienne Ségur. Au début des années 1930, la maison Rieder est frappée par la crise économique. Albert Crémieux est obligé de vendre ses parts et la direction est confiée à Jacques Robertfrance, jeune et brillant éditeur, qui décède en 1932. Ces multiples difficultés conduisent au rachat progressif de Rieder par les Presses universitaires de France entre 1932 et 1939. Or, ce nouveau propriétaire est surtout intéressé par le catalogue de livres d’histoire hérité de Cornély. Le fonds de littérature constitué par Rieder connait une fortune diverse, et son catalogue étranger a une postérité diverse. Si les œuvres de Whitman, Thoreau, Dos Passos, Dreiser sont retraduites et publiées relativement rapidement après 1945, les autres auteurs états-uniens défendus par Rieder sont redécouverts en France dans les années 1980.