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Robert MERLE (1908-2004)

Crédits : 1964, Domaine public (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-mardi-des-auteurs-09-10/robert-merle-1908-2004-1137129)

On connaît surtout Robert Merle comme romancier, souvent considéré comme très français : son plus grand succès public, les treize volumes de la série Fortune de France, est une grande saga historique sur les guerres de religion. Merle eut cependant aussi une longue carrière d’angliciste, qui se termina à l’université de Nanterre où un amphithéâtre porte aujourd’hui son nom. L’essentiel de son parcours est retracé dans le livre que l’un de ses fils, Pierre Merle, lui consacra, et dont sont tirés les éléments biographiques de cette notice.

Après une enfance passée en Algérie, Robert Merle arriva en métropole en 1918. Il s’inscrivit en 1926 en classe de préparation à l’École normale supérieure au lycée Louis-le-Grand (Paris), où il eut pour professeur d’anglais René Travers, représentant de « l’école parisienne » de l’anglistique, selon l’expression de Charles-Marie Garnier dans l’hommage qu’il lui consacra (Garnier). En 1929, après sa deuxième khâgne et au moment de se spécialiser, Merle hésita entre l’anglais et l’histoire, et il dira souvent qu’il se sentait davantage historien. Il demeura cependant un fin connaisseur de la culture et de la littérature anglaises et états-uniennes, qu’il transmit comme enseignant, critique, traducteur, et aussi, peut-être surtout, comme romancier.

En tant qu’universitaire, Merle fut, de fait, plus un « angliciste » généraliste que, véritablement, un « américaniste », à une époque où les études américaines n’étaient pas constituées comme champ disciplinaire et où la littérature des États-Unis était encore relativement mal considérée à l’université. C’est à Oscar Wilde qu’il consacra son doctorat, à John Webster sa première traduction et édition critique (pour les candidats à l’agrégation), et c’est Shakespeare qu’enseigne, à Nanterre, le personnage de professeur dans lequel il se projette, dans son roman Derrière la vitre (1970). Ses romans abondent en références discrètes à la littérature britannique, de Shakespeare à Lawrence Sterne.

En effet, Merle avait finalement choisi l’anglais après de nombreux séjours en Angleterre à partir de l’été 1926 où, jeune bachelier, il fut précepteur de français pour deux jeunes garçons à Hampstead ; il y retourna souvent les années suivantes, s’étant lié avec leur mère. Après un an passé comme enseignant de français à Cleveland (Ohio), en 1930-1931 – choix par défaut puisqu’il n’avait pas obtenu de poste au Royaume-Uni –, il se présenta à l’agrégation, où, après un échec, il fut reçu premier en 1933. Nommé en 1936 au lycée Pasteur de Neuilly, il y rencontra Jean-Paul Sartre, son collègue de philosophie. Il s’inscrivit en doctorat sous la direction de Louis Cazamian. Mais la guerre ralentit la rédaction de son travail sur les procès d’Oscar Wilde. Mobilisé en tant qu’officier de liaison avec les forces britanniques, du fait de ses compétences linguistiques, Merle fut fait prisonnier à Dunkerque. Il revint en 1943 et put finalement soutenir sa thèse en 1948. Publiée chez Hachette, elle sera ensuite remaniée pour Gallimard, en 1955, sous le titre Oscar Wilde, ou la « destinée » de l’homosexuel. Merle exprimait régulièrement un certain dégoût de l’exercice universitaire, voyant la thèse comme asséchante et anti-littéraire, un thème que l’on retrouvera dans son roman Derrière la vitre, déjà évoqué, et dans une nouvelle tardive, « La Révélation de Ladislas » (1996), sur un étrange doctorant.

Si Merle fit souvent part d’une certaine réticence vis-à-vis du milieu académique, il ne le quitta jamais. Dès 1944, il obtint une « maîtrise de conférences » à Rennes, statut pour lequel le doctorat n’était alors pas requis. En 1948, jeune docteur, il devint professeur dans cette même université, puis rejoignit celle de Toulouse en 1957, avant d’être recruté à Caen en 1960. Après l’indépendance algérienne, il fut détaché pendant deux ans à la faculté des Lettres d’Alger. Enfin, en 1965, il entra à l’université de Nanterre où il termina sa carrière, interrompue seulement par quelques années de disponibilité pour se consacrer à l’écriture.

En parallèle de son enseignement, il traduisit, à la demande de Louis Cazamian, Le Démon blanc de John Webster, qu’il publia chez Aubier-Montaigne, maison spécialisée dans les ouvrages pour les concours. On compte parmi ses traductions suivantes deux romans états-uniens : Les Voies du Seigneur d’Erskine Caldwell, romancier du Sud très populaire après la Seconde Guerre mondiale mais aujourd’hui un peu oublié, et L’Homme invisible de Ralph Ellison pour, dont il cosigna la version française avec son épouse Magali Merle, elle-même angliciste et traductrice.

Merle eut également, de façon concomitante, une carrière de romancier prolifique. Il demeure à ce titre peu étudié en France, mais bénéficie depuis quelques années d’une certaine réévaluation critique, notamment grâce à la thèse d’Anne Wattel, soutenue à Lille III en 2016 et publiée en 2018 sous le beau titre Robert Merle, écrivain singulier du propre de l’homme, où l’autrice analyse les motifs de l’œuvre romanesque de Merle. En 1949, il publia son premier roman chez Gallimard, Week-end à Zuydcoote, inspiré par son expérience de la bataille de Dunkerque. Le livre obtint le prix Goncourt la même année. Si ce livre-là put paraître très « existentialiste » (Jean x) et par là très français, c’est néanmoins surtout en tant que romancier que Merle fut un « passeur » de la littérature états-unienne en France, au point qu’un journaliste, dans les années soixante-dix, le qualifia de « seul écrivain américain de langue française » (Audouard).

Merle fit d’abord de l’Amérique, sinon tout à fait un sujet, du moins un décor. Trois de ses romans sont situés aux États-Unis : Un animal doué de raison (1967) où, en pleine Guerre froide, un éthologue et son équipe tentent d’apprendre à des dauphins à parler ; Les Hommes protégés (1974), dans lequel, alors qu’une pandémie fait des ravages en ne tuant que les hommes (aboutissant à une gynocratie généralisée), l’un d’eux, un biologiste, est confiné dans un ranch pour tenter d’y mettre au point un vaccin ; Le Propre de l’homme (1989), enfin, où un primatologue et sa femme adoptent un petit chimpanzé pour lui apprendre la langue des signes et l’élever comme leur enfant. Ce sont aussi trois romans « universitaires » : non tout à fait des campus novels, mais des histoires dont le héros est un chercheur. Celui-ci se voit généralement donner des conditions idéales pour mener ses travaux : un financement qui semble illimité, des sabbatiques permanents, des doctorants ou assistants proprement géniaux (et éventuellement épousables), une absence totale d’obligation d’enseignement… Ils font donc pendant au véritable campus novel de Merle, bien français celui-là, Derrière la vitre, qui raconte la journée du 22 mars 1968 à Nanterre, point de départ du mouvement étudiant de cette fameuse année, en multipliant les points de vue. Merle s’y projette dans plusieurs personnages, en particulier Ménestrel, l’étudiant boursier, bûcheur et peu politisé (Wattel 37–38), mais aussi et surtout le professeur Frémincourt, mandarinal et bonhomme. Cette photographie sociologique de la réalité nanterrienne à l’aube de Mai 68 explique sans doute en grande partie ce goût témoigné par d’autres romans merliens pour l’Amérique, sorte d’hétérotopie consolatoire offrant les conditions nécessaires au bon déroulement de la recherche et donc de l’intrigue. Cela ne l’empêche pas, au reste, d’y égratigner en passant certains aspects de la société états-unienne qui l’irritaient, notamment, dans Un animal doué de raison, sous la plume d’un fictif philosophe yougoslave invité dans une université américaine qui se plaint à un ami de la « self-satisfaction » et de la « righteousness » qui l’entourent (termes que Merle traduit par « satisfaction de soi » et « aptitude à se sentir moralement justifié »).

Mais les trois « romans américains » de Merle ne font pas que dévoiler un tropisme pour une université fantasmée. « J’ai placé mon histoire aux USA parce que tout est grossi, exagéré là-bas. Cette exagération rend les choses plus claires », déclara-t-il par exemple dans un entretien donné à l’occasion de la sortie des Hommes protégés (Langel). Ce sont aussi la simplicité et la puissance de la machine narrative états-unienne – celle de sa littérature mais aussi, par exemple, de sa politique – qui semblent l’avoir fasciné. C’est là que l’Amérique devient pour lui une hétérotopie véritablement littéraire. En effet, Merle fut un auteur de « romans romanesques » qui dut composer avec le fait d’être l’exact contemporain du Nouveau Roman, qu’il n’aimait guère (R. Merle, « Politique et Nouveau Roman »), et dont il regretta d’ailleurs qu’il donnât une image ennuyeuse de la littérature française à l’étranger (Delblat 166). Il défendait, contre cette tendance anti-narrative, au fond anti-romanesque, un art de l’intrigue, de la construction des personnages, qu’il opposait au « modèle français » dominant d’alors. C’est en cela qu’il fut cet « écrivain américain de langue française » célébré en 1974.

Si Merle citait parmi ses influences littéraires nombre d’auteurs britanniques et russes, il mentionnera également John Dos Passos et Ernest Hemingway (Delblat 156). On retrouve ainsi le simultanéisme de Manhattan Transfer de Dos Passos (1925) dans Derrière la vitre : chacun de ces romans suit en parallèle une série de protagonistes qui se croisent dans un même lieu Au-delà de cette proximité formelle, il peut être tentant de parler d’une influence « générique » du roman américain, ou du moins d’une proximité peut-être fortuite. À propos d’Un animal doué de raison, Merle déclara avoir découvert après coup que le genre qu’il croyait inventer existait déjà outre-Atlantique sous le nom de « politique-fiction ». Il en proposa une analyse détaillée dans Le Monde quelques mois après la sortie de son propre roman ( « Politique-fiction et angoisse planétaire »), citant notamment Les Fourmis rouges de William J. Lederer et Eugene Burdick (Sarkhan, 1965 en langue originale, traduction de Claude Durand parue l’année suivante au Seuil), The Zinzin Road de Fletcher Knebel (1966), que Merle ne pouvait avoir lu qu’en langue originale, et The Man d’Irving Wallace (1964), dont une traduction française de Jean Capella avait paru en 1965 sous le titre Le Numéro 4 mais que Merle ne cite qu’en anglais. Il en analysait les traits récurrents, que l’on retrouve dans Un animal doué de raison : ce sont des romans inscrits dans le futur, mais dans un futur proche, ce qui les distingue de la science-fiction ; et contrairement à cette dernière, ils ne visent pas l’émerveillement, mais la mise en garde face à des périls à venir. Malevil (1972), roman post-apocalyptique s’intéressant au destin d’une petite communauté après une catastrophe nucléaire, s’inscrit donc dans une filiation qui doit moins au très droitier Ravage de Barjavel (1943) qu’à ces auteurs américains « de tradition libérale », ainsi que Merle l’écrivait dans son article sur le genre. Pour ce livre, dont une traduction anglaise par Derek Coltman parut en 1974 chez Simon & Schuster, Merle fut d’ailleurs l’un des premiers récipiendaires du John Campbell Memorial Prize du meilleur roman de science-fiction – un honneur partagé plus tard avec, entre autres, Philip K. Dick, Ursula K. Le Guin et J. G. Ballard. Merle demeura le seul auteur non-anglophone à recevoir ce prix. Un autre épisode marquant de sa réception américaine fut l’adaptation cinématographique d’Un animal doué de raison. Roman Polanski devait la réaliser ; il abandonna le projet après la mort de son épouse, Sharon Tate. Le film fut alors confié à Mike Nichols, jeune réalisateur récemment acclamé pour ses adaptations au cinéma de Who’s Afraid of Virginia Woolf et The Graduate, notamment. Il sortit en 1973 sous le titre The Day of the Dolphin. Le film, à gros budget, fut cependant un échec commercial et critique.

En France, après une reconnaissance précoce avec le Goncourt, Merle fut ensuite de plus en plus considéré comme un auteur de genre, au mépris de la diversité et de l’inventivité de ses romans successifs. L’immense succès commercial de Fortune de France, série historique de ses vieux jours, contribua certainement à ancrer cette image d’un Merle populaire et seulement divertissant. Sans doute cela doit-il beaucoup à ce qu’il aura été, d’une certaine façon, un écrivain par trop « américain ».

Notice et bibliographie établies par Chloé ThomasMaître de conférences en littérature américaine, Université Paris Cité - LARCA
Pour citer cette notice : Notice Robert MERLE (1908-2004) par Chloé Thomas, Dictionnaire des Passeurs de la Littérature des États-Unis, mise en ligne le 16 octobre 2024 - dernière modification le 11 novembre 2024, url : https://dicopalitus.huma-num.fr/notice/robert-merle-1909-2004/ 

Bibliographie

AUDOUARD, Yvan. « À l’ombre du M.L.F. en armes. » Le Canard enchaîné, 5 juin 1974, p. 7.

CALDWELL, Erskine. Les voies du Seigneur [Journeyman, 1935]. Trad. Robert Merle. Paris : Gallimard, 1950.

DELBLAT, Jean-Luc. Le métier d’écrire. Paris : Le Cherche Midi, 1994.

ELLISON, Ralph. Homme invisible, pour qui chantes-tu ? [Invisible Man, 1952]. Trad. Magali Merle et Robert Merle. Paris : Grasset, 1969.

GARNIER, Charles-Marie. « René Travers. » Études Anglaises, vol. 1, 1937, p. 369. ProQuest.

JEAN, Raymond. « Pour saluer Robert Merle. » Œuvres de Robert Merle. Paris : Club du Livre Diderot, 1977, p. x.

LANGEL, Claude. « Robert Merle féministe convaincu, entretien avec Claude Langel ». Tribune Dimanche,1er Sept. 1974, p. 7.

MERLE, Pierre. Robert Merle, une vie de passions: biographie. La Tour d’Aigues : Éd. de l’Aube, 2008.

MERLE, Robert. « Politique et Nouveau Roman ». Le Monde, 6 avril 1963.

MERLE, Robert. « Politique-fiction et angoisse planétaire ». Le Monde, 11 Oct. 1967. .

WATTEL, Anne. Robert Merle: écrivain singulier du propre de lhomme. Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2018.

WEBSTER, John. Le Démon Blanc [The White Devil, 1612]. Traduction, introduction et notes de Robert Merle. Paris : Aubier-Montaigne, 1950.

 

 

 

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