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Roger ASSELINEAU (1915-2002)

L’imaginaire américain qui nourrira Roger Asselineau, né à Orléans en 1915, se construit alors qu’il était jeune, en Berry, au contact des soldats états-uniens venus soutenir les troupes françaises pendant la Grande Guerre. C’est pourtant vers la poésie romantique anglaise qu’il se tourne à la Sorbonne, avant de suivre les cours de Léon Lemonnier, puis de Charles Cestre, titulaire de la première chaire de littérature et civilisation états-uniennes. Ces cours en option lui ouvrent les portes des textes de Mark Twain, auquel il consacrera un travail bibliographique critique qui constituera sa thèse secondaire, The Literary Reputation of Mark Twain, from 1910 to 1950 (1954). Professeur agrégé d’anglais, il commence sa carrière d’enseignant dans un lycée du Havre (1938-1941), où il s’imagine un jour embarquer sur ces grands bateaux en partance pour l’Amérique, puis continue sa carrière dans différents lycées parisiens et de province. La guerre le rattrape, il est emprisonné à Fresnes en 1944 pour avoir participé à la Résistance en reconduisant outre-Manche les aviateurs alliés abattus au-dessus de la France. Condamné à mort, il est libéré peu avant l’arrivée des forces alliées. Au sortir de la guerre, il concrétise un double projet : partir aux États-Unis et commencer une thèse de doctorat. Il obtient une bourse de l’American Field Service pour partir à l’Université de Harvard faire des recherches sur Walt Whitman, dont il avait acheté une édition de Leaves of Grass à la librairie Shakespeare and Company de Sylvia Beach pendant l’Occupation. Grâce à André Morize, alors professeur de littérature française à Harvard, avec lequel il se lie d’amitié, il prolonge son séjour d’un an et obtient un poste d’enseignant de français (1946-1947). Jusqu’en 1950, il voyagera de part et d’autre de l’Atlantique, au gré de ses postes d’enseignement et de recherche.

Maître de conférences à l’Université de Clermont-Ferrand (1951-1954), il soutient en 1953 en Sorbonne sa thèse de doctorat, L’Évolution de Walt Whitman : après la première édition de Feuilles d’herbe, dirigée par Maurice Le Breton. Deuxième thèse française sur Whitman, après celle de Jean Catel (1929), L’Évolution de Walt Whitman est publiée, tout comme sa thèse secondaire sur Twain, chez Didier en 1954. Elle se divise en deux parties qui s’articulent autour de l’acte créateur. La première, biographique, s’intéresse à la création d’une personnalité. La deuxième, consacrée à la création de Feuilles d’herbe, opte, dans un premier temps, pour une approche thématique : le mysticisme, l’éthique, l’esthétique, la sexualité, la démocratie, le racialisme, l’égocentrisme et le patriotisme, et enfin la civilisation industrielle; puis, dans un second temps, pour une étude de l’évolution artistique du poète au prisme de son style, sa langue et sa prosodie. Le volume, construit comme un dialogue constant entre l’homme/sa biographie et Feuilles d’herbe/les métamorphoses protéennes du texte, se veut organique, une approche critique de la « croissance » du recueil dans ses diverses éditions successives au fil de ce qu’Asselineau interprète comme les crises spirituelles de l’auteur. Cette thèse ne fait pas doublon avec celle de Jean Catel, Walt Whitman : la naissance du poète (1929), puisque cette dernière ne s’intéressait qu’à la jeunesse de Whitman et à la première édition des Feuilles d’herbe, quand celle d’Asselineau, elle, cherche à embrasser l’évolution du poète au fil des neuf éditions successives du volume enrichi.

La place de Roger Asselineau dans le champ des études whitmaniennes est incontestable. Preuve en est l’hommage que lui rend en 2002 la Walt Whitman Review Quarterly dans un numéro in memoriam (2002). Cette place, il l’avait déjà acquise très tôt dans sa carrière, puisque dans les neuf ans qui suivirent la publication de sa thèse en 1954, celle-ci fait l’objet d’une traduction en deux volumes aux Presses de l’Université d’Harvard : The Evolution of Walt Whitman: the Development of a Personality (1960) et The Evolution of Walt Whitman: the Creation of a Book (1962), avant d’être rééditée en un seul volume en 1999 aux Presses de l’Université d’Iowa. Dès sa parution en 1954, l’ouvrage fait l’objet de recensions critiques, y compris aux États-Unis, où l’on salue son travail monumental (Stovall) et sa « contribution d’envergure aux études whitmaniennes » (Blodgett 84). Certains lui reconnaîtront aussi son exhaustivité ; ainsi Floyd Stovall, dans la revue American Literature, parle-t-il « de l’étude la plus complète sur Whitman et son œuvre jamais réunie en un seul livre » (122). Pourtant, Stovall s’avère critique sur bien d’autres aspects et a du mal à soutenir la méthode d’Asselineau et son utilisation des poèmes comme vérités autobiographiques. D’autres encore souligneront le travail précis, exhaustif et objectif, mais achopperont sur différents points : le flou des conclusions qu’il impute à la démarche whitmanienne, l’interprétation des révisions opérées au fil des éditions, l’homoérotisme du poète (Lee) dont ils se refusent à mesurer l’importance dans l’œuvre, ou encore l’interprétation que fait Asselineau de la préoccupation de la mort chez Whitman (Blodgett). Pour beaucoup, L’Évolution de Walt Whitman reste « une étude éclairante, informative » (Blodgett 1961, 144), mais « sujette à discussion » (Blodgett 1964, 83).

Après six ans passés à la Faculté des Lettres de Lyon (1954-1960), il est nommé professeur de littérature américaine à la Sorbonne, où il enseignera jusqu’en 1983. Pionnier des études américaines en France, il occupe pendant vingt-trois ans les fonctions de président de la section d’anglais (1969-1974, 1978-1979) et de directeur du Centre de recherches en littérature et civilisation américaines (1973-1983). Parallèlement à sa carrière de professeur, il continue dans les années 1960 et 1970 un travail d’édition, de publication et de critique de poètes et écrivains états-uniens du XIXe siècle (Washington Irving, Walt Whitman, Edgar Allan Poe, Henry David Thoreau) et de modernistes (Robert Frost, Ernest Hemingway, Sherwood Anderson). Il publie aussi un ouvrage sur le courant transcendantaliste (1980). On lui doit également de nombreux articles et recensions publiés en France (dans la RFEA, Études anglaises, Critique, la Revue de littérature comparée) et outre-Atlantique (Journal of American Studies, Comparative Literature Studies, Walt Whitman Quarterly Review, Modern Philology, The Comparatist). Il a dirigé par ailleurs la publication des œuvres romanesques d’Ernest Hemingway (1966-1969) en deux volumes dans la Bibliothèque de la Pléiade.

Sa carrière d’américaniste est aussi marquée par sa collaboration, dès 1966, avec la revue Études anglaises, dont il deviendra l’un des directeurs, et à laquelle il contribuera sans relâche jusqu’en 2002 en multipliant les comptes-rendus d’ouvrages critiques. Premier président de l’Association française d’études américaines (AFEA), fondée en 1967, il travailla avec Sim Copans à trouver une identité aux études américaines, distincte des études anglaises bien établies au sein de la Société des Anglicistes de l’Enseignement Supérieur (SAES), notamment par l’organisation de congrès annuels.

On lui doit plusieurs traductions de Walt Whitman, dont la première en 1956, une sélection de poèmes tirés de Feuilles d’herbe, qu’il accompagne d’un avant-propos présentant l’homme et son œuvre, offrant donc une nouvelle traduction de poèmes déjà connus du public français dans la traduction de Léon Bazalgette (1914). Dans les années 1950 et 1960, il s’attaque à plusieurs traductions en français d’un Conte grotesque et d’un Essai sur l’art de Poe, de poèmes choisis de Feuilles d’herbe et autres poèmes de Whitman, avant de proposer des traductions en édition bilingue des Aventures d’Arthur Gordon Pym (1973) et de Feuilles d’herbe (1972), et la traduction de 88 poèmes d’Ernest Hemingway (1984).

Dans les années 1980, il s’éloigne du monde universitaire, dont il ne partageait plus déjà, depuis les événements de mai 1968, la vision politique, et continue de travailler à l’édition et à la réédition, en français et en anglais, de ses premiers volumes scientifiques mais aussi de poésie, tout en continuant d’écrire de la poésie, lui qui déjà en 1959 écrivait dans ses Poésies incomplètes : « Tout poème doit être le plus court chemin / D’ici / à l’infini, / D’aujourd’hui / à demain. »

Notice et bibliographie établies par Peggy PaciniMaîtresse de conférences, CY Cergy Paris Université
Pour citer cette notice : Notice Roger ASSELINEAU (1915-2002) par Peggy Pacini, Dictionnaire des Passeurs de la Littérature des États-Unis, mise en ligne le 26 octobre 2023 - dernière modification le 19 décembre 2023, url : https://dicopalitus.huma-num.fr/notice/roger-asselineau-1915-2002/ 

Bibliographie

Bibliographie primaire

Ouvrages de Roger Asselineau

The Literary Reputation of Mark Twain, from 1910 to 1950, a critical essay and a bibliography. Paris : M. Didier, 1954.

L’évolution de Walt Whitman, après la première édition des Feuilles d’herbe. Paris : Didier, 1954.

Réalisme, rêve et expressionnisme dans Winesburg, Ohio. Paris : Éditions Lettres modernes, coll. « Archives des lettres modernes », n° 2, 1957.

The Evolution of Walt Whitman. Trad. Richard P. Adams et Burton L. Cooper. Cambridge, Mass. : Belknap Press of Harvard University Press, 1960-1962.

The Literary Reputation of Hemingway in Europe. Paris : Lettres modernes, coll. « Situation », n° 5, 1965.

The Transcendentalist Constant in American Literature. New York, London : New York University Press, coll. « The Gotham Library », 1980.

Préfaces

POE, Edgar Allan. Choix de contes. Suivi d’un Conte grotesque et d’un Essai sur l’art du conte. Trad. Charles Baudelaire. Paris : Éditions Montaigne, coll. « Collection bilingue des classiques étrangers », 1958.

POE, Edgar Allan. Histoires extraordinaires. Trad. Charles Baudelaire. Paris : Garnier-Flammarion, 1965.

POE, Edgar Allan. Nouvelles histoires extraordinaires. Trad. Charles Baudelaire. Paris : Garnier-Flammarion, 1965.

BOGAN Louise. Réflexions sur la poésie américaine [Achievement in American Poetry, 1900-1950, 1951]. Trad. Paule Lafeuille et Laurette Véza. Paris : Seghers, coll. « Vent d’Ouest » 8, 1965.

POE, Edgar Allan. Histoires grotesques et sérieuses [Tales of the Grotesque and Arabesque, 1840]. Trad. Charles Baudelaire. Paris : Garnier-Flammarion, 1966.

POE, Edgar Allan. Les Aventures d’Arthur Gordon Pym [The Narrative of Arthur Gordon Pym of Nantucket, 1838]. Trad. Charles Baudelaire. Paris : Aubier-Montaigne, 1973.

THOREAU, Henry David. Un Philosophe dans les bois : pages de journal, 1837-1861. Trad. Régis Michaud et Simone David, Paris : Seghers, coll. « Nouveaux horizons », 1973.

IRVING, Washington, Contes fantastiques. Paris : Aubier, coll. « bilingue », 1979.

Éditions scientifiques

Robert Frost. Paris : P. Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui » 122, 1964.

Ernest Hemingway. Paris : P. Seghers, coll. « Écrivains d’hier et d’aujourd’hui », 1972.

Ernest Hemingway. Œuvres romanesques 1. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1966.

Ernest Hemingway. Œuvres romanesques 2. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1969.

Préfaces et traductions

WHITMAN, Walt. Chants de la terre qui tourne. Paris : Seghers, coll. « Nouveaux horizons », 1966.

POE, Edgar Allan. Tales/Contes. Trad. Charles Baudelaire. Suivi d’un Conte grotesque et d’un Essai sur l’art du conte, Trad. Roger Asselineau, Paris : Aubier-Flammarion, coll. « Bilingue Aubier-Flammarion », 1968.

Traductions

WHITMAN, Walt. Feuilles d’herbe (choix) [Leaves of Grass, 1855]. Paris : Les Belles lettres, collection d’œuvres classiques de la littérature américaine, 1956.

WHITMAN, Walt. Feuilles d’herbe. Paris : Aubier-Flammarion, 1972.

HEMINGWAY, Ernest. 88 poèmes. Paris : Gallimard, coll. « Du monde entier », 1984.

Bibliographie secondaire

Walt Whitman Review Quarterly, vol. 20, Issue 2, 09/2002.

ASSELINEAU, Roger. « A Complex Fate ». Journal of American Studies, vol. 14, n° 1, 1980, p. 67–81. JSTOR, http://www.jstor.org/stable/27553786. Consulté le 19 octobre 2023.

BLODGETT, Harold W. « The Evolution of Walt Whitman: The Creation of a Personality by Roger Asselineau ». Modern Philology, vol. 59, n° 2, 1961, p. 144-46. JSTOR, http://www.jstor.org/stable/434882. Consulté le 6 janvier 2023.

BLODGETT, Harold W. « The Evolution of Walt Whitman: The Creation of a Personality Roger Asselineau ». Modern Philology, vol. 62, n° 1, 1964, p. 82-84. JSTOR, http://www.jstor.org/stable/435770. Consulté le 6 janvier 2023.

CANTALUPO, Barbara, et Roger ASSELINEAU. « Interview with Roger Asselineau (October 2001) ». The Edgar Allan Poe Review, vol. 2, n° 2 (2001), p. 91-97. http://www.jstor.org/stable/41508410. Consulté le 11 avril 2023.

STOVALL, Floyd. American Literature, vol. 27, n° 1 (1955), p. 122-24. https://doi.org/10.2307/2922325. Consulté le 11 avril 2023.

https://www.idref.fr/026693291#070

https://data.bnf.fr/see_all_activities/11889300/page1

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