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Valery LARBAUD (1881-1957)

Crédits : Portrait de V. Larbaud, ca. 1900, Photographe inconnu

Polyglotte incomparable, Valery Larbaud disposait d’une excellente pratique de l’anglais, grâce à de multiples séjours à Londres et un peu partout en Grande-Bretagne. Écrivain, critique et traducteur, fut durant l’entre-deux-guerres l’un des spécialistes de la littérature anglophone, grâce à ses chroniques dans des revues comme La Phalange, La Nouvelle Revue Française, La Revue européenne ou La Revue de France. C’est lui qui fit connaître James Joyce en France, et sa traduction partielle de Ulysse (« Ulysse-Fragments de James Joyce », avec Auguste Morel, Commerce, été 1924, 125-158) ainsi que ses conférences font toujours autorité. Cependant, il consacra assez peu de pages à la littérature des États-Unis. Est-ce en raison d’un voyage qu’il ne fit jamais aux États-Unis, malgré de nombreuses sollicitations ? Quoi qu’il en soit, la part américaine de son « domaine anglais » frappe aujourd’hui par l’intérêt des découvertes et l’aspect visionnaire des points de vue. Sa relation avec les auteurs états-uniens fit ainsi de lui un passeur du modernisme d’une rive à l’autre de l’Atlantique. Son goût de l’inédit, sa fréquentation de la librairie Brentano’s et de celle de Sylvia Beach (une amie de longue date), Shakespeare and Company, son intimité avec Paul Morand, correspondant à Paris de la revue de Chicago, The Dial, le connectèrent avec l’avant-garde américaine. Ce Parisien, qui n’a jamais vu New York, semblait un familier de Greenwich Village.

On lui doit tout d’abord une contribution considérable aux études whitmaniennes (« Walt Whitman 1819-1892 »). À plusieurs reprises, il se fait l’historien de la réception de Whitman en France. Il évalue les difficultés des traductions aux prises avec le modernisme de l’œuvre. Il note les préjugés dont « le poète de la démocratie » fait l’objet, en raison de ses orientations sociales. Dans ce contexte, il commente les grands thèmes de Feuilles d’herbe, la démocratie, la religion, les contrastes de la civilisation états-unienne confrontés à l’influence régulatrice de l’Europe, en expérimentant à la fois une méthode biographique (centrée sur le rapport exclusif de l’œuvre à la vie de l’auteur) et stylistique. Il révèle au public français le lyrisme particulier d’un « Boileau barbare » qui transforme la dimension référentielle et documentaire du texte en fabrique de poésie. Whitman a réveillé la « muse du nouveau monde » et son souffle ne cesse d’habiter les artistes d’outre-Atlantique.

Par contraste avec la notoriété de Whitman, le critique cherche des poètes plus confidentiels, réservés à la « petite élite », mais qui sont perçus comme des successeurs du poète de Feuilles d’herbe, à commencer par Nicholas Vachel Lindsay. En lisant son recueil, General William Booth Enters into Heaven, and Other Poems, Larbaud précise l’esthétique du modernisme, à savoir une insistance sur la créativité faisant valoir l’écriture pour elle-même : « je ne vais pas chercher dans une encyclopédie ce qu’il y a derrière ces noms. Il me suffit qu’ils soient sonores et bien à leur place dans ces phrases dont le rythme nous donne envie de marcher dans un cortège, derrière une musique enragée », écrit-il à propos des vers de Lindsay (« Le poète Vachel Lindsay » [1920], 450).

On retrouve Vachel Lindsay dans le premier des articles dédiés à « Une renaissance de la poésie américaine » (La Revue de France, sept.1921, Domaine anglais, 1998 ; l’article fut également traduit pour la revue américaine, The Living Age). « Pour nous Européens, Vachel Lindsay est le plus américain des poètes contemporains », affirme Larbaud. Ce même article abordait des auteurs peu connus en France, tels James Whitcomb Riley ou encore Francis Grierson, le poète de La Vallée des ombres. Le critique retient le travail documentaire de ces auteurs traitant du problème des races, de la religion ou du culte rendu au Président Abraham Lincoln. Il s’intéresse également à des poètes qui peuvent servir de médiateurs entre les États-Unis et la France, grâce à des références communes, comme le classicisme moderne cher au groupe de la Nouvelle Revue Française auquel Larbaud est rattaché. Edwin Arlington Robinson est ainsi comparé à Paul Valéry.

Afin de mieux faire percevoir au public français la diversité de la production outre-Atlantique, le deuxième article (sept. 1921) classe les auteurs par écoles ou par groupes : école de Boston, de Chicago, artistes de Greenwich Village. C’est dans cet esprit que William Carlos Williams et Marianne Moore sont associés. Dans le recueil Le Printemps et le reste de 1938, le premier place sa poésie sous l’invocation de Whitman : « ses propositions s’accordent tout à fait avec la tendance moderne orientée vers une compréhension imaginaire de la vie » (44). Le modernisme radical de William Carlos Williams renouvelle en effet les pratiques de l’imagination. La « reine des facultés » est censée à la fois libérer l’individu et la poésie des contraintes de toute nature en introduisant la créativité au cœur de la vie quotidienne. Dans son article, Larbaud annonce l’expérience de Printemps, son commentaire du recueil Kora in Hell, Improvisations résume ainsi l’essentiel du projet cognitif de William Carlos Williams : « séparer complètement la sensibilité de l’imagination » (« Une renaissance de la poésie américaine, suite » 501).

L’intérêt pour le processus mental que William Carlos Williams met en évidence se confirme dans l’analyse que Larbaud fait de son essai, « The Great American Novel » (La Revue européenne, nov. 1923). Le texte est présenté comme un exemple de monologue intérieur, en raison du courant lyrique propre à capter l’argument à l’état naissant. Dans les automatismes de la pensée et les phénomènes de sous-conversation, Larbaud discerne l’influence de Ulysse, roman de la voix intérieure inspiré des Lauriers sont coupés d’Édouard Dujardin. D’une comparaison à l’autre, Larbaud fait du monologue le principal médiateur culturel entre la production européenne et états-unienne. Cette forme unit un courant nourri de classicisme : Les Lauriers sont dédiés à la mémoire de Racine, par exemple, à un autre plus absolu car voué à se couper de la tutelle européenne. « L’arrière-plan de l’Amérique n’est pas l’Europe mais l’Amérique », écrit à ce sujet William Carlos Williams dans « The Great American Novel » (cité par Larbaud).

Même si Larbaud tient à l’unité des mouvements de part et d’autre de l’Atlantique, il n’est pas interdit de penser que les modernismes européens et états-uniens sont différents. Rien de plus significatif à cet égard que l’absence d’un pavillon des États-Unis à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 à Paris, où s’exprimait la quintessence de la modernité occidentale, et pas uniquement en matière d’architecture. Seule une délégation du Secrétariat d’État au commerce était présente. Quoi qu’il en dise, Larbaud ne s’est pas engagé totalement en faveur d’une véritable émancipation des États-Unis. Son propre récit des échanges intellectuels et artistiques transatlantiques accorde en effet la meilleure part à l’Europe et notamment à la France, le principal critère d’évaluation des œuvres états-uniennes étant le lien entretenu avec les grands auteurs, Rimbaud et Flaubert en particulier. À l’époque, Morand fait de même dans ses Lettres de Paris pour The Dial. Il y a là une entorse au cosmopolitisme larbaldien. Au sein de l’ « Internationale des intellectuels », la contribution des nations n’est pas égale, tant domine le sentiment d’une supériorité européenne.

De plus, Larbaud ne se prive pas, par moments, de dénigrer la société états-unienne. Selon lui, l’Europe est beaucoup plus libre dans son mode de vie. L’écrivain d’Amants, heureux amants… (le titre résume à lui seul l’atmosphère des Années folles à Paris) s’en prend régulièrement au puritanisme, réel ou supposé des États-Unis, « mais pourquoi vouloir absolument empêcher ses enfants de s’amuser ? », demande-t-il aux « ministres du culte » sévissant à Greenwich Village, quartier « en retard d’au moins quarante ans sur Montmartre et Chelsea » (« Une renaissance de la poésie américaine, suite » 501). Dans d’autres textes, Larbaud, comme beaucoup de ses contemporains, dénonce le matérialisme de l’Amérique qui amoindrit, selon lui, la réception de grands génies tel Whitman. En 1913, son personnage de fiction, Barnabooth, « citoyen de l’État de New York », reflétait déjà cette critique avec des traits caricaturaux.

Aux États-Unis, le regard sur la relation Europe-Amérique est différent. Dans son autobiographie (From Another World, The Autobiography of Louis Untermeyer, 1939), Louis Untermeyer, que Larbaud connaissait pour sa célèbre anthologie (Modern American Poetry, an Introduction, 1919), attribue à l’Europe « un degré élevé de culture et les sommets auxquels l’esprit humain aspire ». En même temps, les États-Unis restent à ses yeux la seule nation libérale, la véritable terre de résistance, si l’on excepte la Grande-Bretagne, aux totalitarismes européens. Larbaud ne se préoccupe pas de cet argument politique dans sa critique des lettres anglo-saxonnes, même s’il étudie la démocratie de Whitman et l’idéal de liberté revendiqué par Henry David Thoreau dans Walden ou la vie dans les bois (article paru à La Revue de France, 1er août 1922).

À son époque, son activité de passeur de la culture des États-Unis est diversement reconnue. Certes, il est cité par Hemingway dans Paris est une fête : les deux écrivains habitaient la même rue, rue Cardinal-Lemoine, derrière le Panthéon. Certes, William Carlos Williams célèbre leur rencontre dans Au grain d’Amérique (1925) mais Ezra Pound le diminue en l’affublant du sobriquet « Lardbug » dans sa correspondance avec Ford Madox Ford et ce dernier ne le connaissait pratiquement pas (Pound/Ford The Story of a Literary Friendship, The Correspondence Between Ezra Pound and Ford Madox Ford and Their Writings About Each Other, 110-111).

En France, sa brouille avec Adrienne Monnier et Sylvia Beach a desservi sa cause mais sa préface à l’édition française du roman de William Faulkner, Tandis que j’agonise  paru chez Gallimard en 1934, confirma son rôle d’agent de liaison des lettres franco-états-uniennes, même si Gaston Gallimard, pour des raisons commerciales, retarda la parution de l’ouvrage au profit de la préface d’André Malraux à l’autre roman de Faulkner, Sanctuaire. La bande du livre, « Une révélation de Malraux, Prix Goncourt 1933 », vola ainsi la vedette à Larbaud, puisque c’est à lui, en réalité, qu’on doit la découverte de Faulkner en France.

Notice et bibliographie établies par Gil CHARBONNIERAix Marseille Université, CIELAM, Aix-en-Provence, France
Pour citer cette notice : Notice Valery LARBAUD (1881-1957) par Gil CHARBONNIER, Dictionnaire des Passeurs de la Littérature des États-Unis, mise en ligne le 11 mai 2023 - dernière modification le 2 octobre 2024, url : https://dicopalitus.huma-num.fr/notice/valery-larbaud-1881-1957/ 

Bibliographie

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LARBAUD, Valery. « À propos de quelques traductions récentes. – Responsabilité, rôle et dignité des traducteurs. – Le contact entre la littérature française et la littérature anglaise maintenu depuis deux siècles et demi. – Une anthologie de nos traducteurs de l’anglais. – L’activité des traducteurs contemporains. – Un grand poète anglais : Francis Thompson, interprété par M. Auguste Morel. – Un grand prosateur américain : H. D. Thoreau, interprété par M. Louis Fabulet ». La Revue de France, 1er août 1922. Repris dans Ce vice impuni, la lecture. Domaine anglais, suivi de Pages retrouvées. Éd. Béatrice Mousli. Paris : Gallimard, 1998, p. 511-524.

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