« Il m’a semblé qu’aucun [des romans] qui ont paru aux États-Unis depuis 1918 ne pourrait donner au lecteur français une idée plus saisissante de l’âme désaxée américaine d’après-guerre, tout en lui faisant connaître un jeune romancier de grand talent ». C’est sur ces mots que Victor Llona conclut son article intitulé « Pourquoi j’ai traduit Gatsby le Magnifique », qui paraît dans Les Nouvelles littéraires en 1927. Écrivain et premier traducteur en français du roman de F. Scott Fitzgerald (Éditions Simon Kra, 1926), Llona témoigne ainsi de son sens littéraire puisqu’il est l’un des premiers en France à déceler la singularité et le talent du jeune Américain. D’après Michael Nowlin, seuls Jean Cocteau et Philippe Soupault admiraient le travail de Fitzgerald dans les années 20 (37). Llona publiera une seconde version de sa traduction de Gatsby en 1946 chez Grasset, assortie d’une préface d’Antoine Blondin, de Bernard Frank et Jean-François Revel.
Pourtant, Victor Llona Gastañeta dit Victor Llona, dont le nom est souvent orthographié à tort Liona, n’est pas francophone de naissance. Il voit le jour à Lima, au Pérou, en 1886 (1885, selon Ernest Kroll) et n’arrive à Paris qu’à l’âge de neuf ans lorsque son père vient s’installer en France avec sa famille afin d’y poursuivre ses activités professionnelles. Élève au lycée Janson de Sailly et chez les pères jésuites, Llona fréquente les cafés littéraires parisiens dès l’âge de 16 ans. Il y rencontre l’Irlandais James Joyce ou le Français Jules Supervielle, dont il devient l’ami et qui lui dédicace son poème « Le matin du monde » (Gravitations).
En 1906, Llona suit sa famille aux États-Unis et s’installe à Chicago. C’est ainsi qu’il apprend l’anglais ; il connaît aussi l’allemand et le russe. Chicago est un centre intellectuel important à l’époque et Llona y devient rédacteur en chef d’une revue publiée en français. En parallèle, et grâce au soutien d’André Gide, deux de ses récits sont publiés à Paris dans la Nouvelle Revue française : L’Escale à Tripoli (NRF n° 35) en 1911 et La Poursuite de la Dancing Girl (NRF n° 49 & 50) en 1913. Pendant la Première Guerre mondiale, le jeune auteur est à New York où il fait la connaissance d’une nouvelle génération d’écrivains et de poètes nord-américains.
Llona revient en France en 1920 et reprend contact avec la Nouvelle Revue française alors dirigée par Jacques Rivière. Dans un récit de souvenirs publié en espagnol en 1945, Llona évoque cet épisode de son passé. Il explique que Rivière recevait chez lui tous les jeudis et que ces soirées lui ont permis de rencontrer nombre d’écrivains français qui gravitaient autour de la Nouvelle Revue française (« Entre dos guerras », in Llona et Nuñez). Llona collabore aussi à des revues littéraires comme Europe, La Revue hebdomadaire, Les Nouvelles littéraires et publie des articles consacrés, entre autres, à son ami de jeunesse James Joyce et à Samuel Beckett. Pour autant, il poursuit son travail de romancier : paraissent ainsi, aux Éditions Baudinière, Les Pirates du Whisky en 1925 et La Croix de feu (le Ku-Klux-Klan) en 1928, romans en français consacrés à la Prohibition de l’alcool et aux excès du Ku Klux Klan aux États-Unis. En 1925, sort un ouvrage critique chaleureux consacré à l’écrivain Louis Thomas, Notes sur Louis Thomas (Éditions du Siècle) et, en 1931, c’est une biographie de Pierre Le Grand en deux volumes (Éditions J. Tallandier), rédigée avec l’émigré russe Dimitri Novik, qui voit le jour. En collaboration avec son épouse, Florence Nelson Llona, à qui est dédié La Croix de feu, Llona traduit exceptionnellement du français vers l’anglais le second volume des Mémoires de la Duchesse de Clermont-Tonnerre.
Si la fiction comme les essais critiques de Llona ne sont guère passés à la postérité, c’est sans conteste son travail de traducteur, de l’anglais vers le français, qui a forgé sa réputation. À son retour à Paris, il prend contact avec les principales maisons d’édition françaises et se lance dans un vaste projet de traduction de textes états-uniens. Un an ou deux après leur parution outre-Atlantique, ils sont disponibles en version française grâce à Llona. En une dizaine d’années, il traduit ainsi près de vingt ouvrages souvent écrits par des auteurs qu’il a rencontrés à New York pendant la guerre. À propos de Gatsby, Llona explique dans « Days and Nights in Paris with Scott Fitzgerald » que Philippe Soupault et Léon-Pierre Quint, tous deux conseillers littéraires de Simon Kra, à la tête de la maison d’édition Simon Kra Le Sagittaire, lui avaient demandé de leur signaler tout jeune écrivain américain ayant du talent et de la personnalité.
Le Sagittaire […] n’était pas prêt à payer pour cette traduction en plus des royalties traditionnelles qui revenaient à l’auteur. Scott offrit spontanément de rémunérer mon travail et de renoncer à ses royalties en ma faveur. […] Fitzgerald avait bien senti qu’il avait intérêt à travailler avec un éditeur qui avait un lectorat limité mais international ainsi qu’un goût pour tout ce qui est original en art comme en littérature. En d’autres termes, ce qu’il cherchait à obtenir en l’espèce, c’était un succès d’estime en France. Il sentait que c’était exactement ce dont il avait besoin pour consolider sa réputation dans son pays. Aucun écrivain n’est capable de résister à l’attrait d’un public étranger. (31, ma traduction)
Selon Michael Nowlin, cependant, Llona, dans son essai, aurait un peu surestimé la connaissance qu’avait Fitzgerald du marché de l’édition français: l’écrivain états-unien aurait surtout saisi la première occasion qui s’était présentée de voir son roman diffusé en France, d’autant que Llona avait la réputation de s’intéresser à la littérature américaine et qu’il avait déjà traduit My Ántonia et « Coming Aphrodite » de Willa Cather. Publié en 1918 aux États-Unis, My Ántonia paraît en version française en 1924 ; quant à la nouvelle, elle est publiée sous le titre « Prochainement Aphrodite ! » (1925). Or ni Payot ni Le Sagittaire ne comptent parmi les grands éditeurs français de l’époque. Lorsque Gatsby le Magnifique sort en français, il n’est vendu qu’à trois mille exemplaires et fait à peine l’objet de trois ou quatre recensions et critiques, dont l’article de Llona « Pourquoi j’ai traduit Gatsby le Magnifique ».
Outre Francis Scott Fitzgerald et Willa Cather, Llona permet au public français de découvrir Ambrose Bierce, Ezra Pound, Theodore Dreiser, Sherwood Anderson ou Edna Ferber. En 1931, Llona publie ainsi une anthologie de nouvelles, Les romanciers américains, qui réunit des textes de Sherwood Anderson, John Dos Passos, Theodore Dreiser, Ernest Hemingway, Jack London et Gertrude Stein, parmi les plus connus. Dans la petite partie de ses souvenirs qui a été publiée, Llona se rappelle ainsi le Paris de l’entre-deux-guerres :
À l’époque, Paris était sans conteste la capitale mondiale des belles-lettres et de l’art. Cette superbe cité offrait aux intellectuels étrangers une hospitalité si généreuse, si chaleureuse que tous s’y sentaient chez eux. Un grand nombre d’écrivains et d’artistes nord-américains vivaient en France, où ils publiaient livres et articles. Leurs œuvres étaient imprégnées de l’atmosphère parisienne. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance d’Ernest Hemingway, de Louis Bromfield, de Scott Fitzgerald, dont j’ai eu l’honneur de présenter les œuvres pour la première fois au public français dans des traductions qui m’ont valu l’amitié de ces auteurs. J’ai rencontré aussi John Dos Passos, Sherwood Anderson, Theodore Dreiser et Sinclair Lewis, qui n’avait pas encore reçu le prix Nobel et était le compagnon le plus drôle qu’on puisse imaginer. (« Entre dos guerras », in Llona et Nuñez, ma traduction)
Dans le même essai, Llona consacre aussi un paragraphe à Theodore Dreiser dont il a réalisé une interview lors de la venue à Paris de l’écrivain en 1926 et dont il a surtout traduit en français le roman de 1925, An American Tragedy. « Theodore Dreiser est une des figures les plus imposantes de la littérature moderne. Son style est à l’image de sa personne, maladroit et âpre, mais ses romans ont l’ampleur de ceux de Balzac ou de Zola, pas seulement en raison de leur volume, mais aussi de la portée de ses thèmes, de l’élévation de sa pensée et de la finesse de ses observations » (« Entre dos guerras », in Llona et Nuñez ma traduction).
Llona évoque également dans ses mémoires tous les écrivains français qu’il fréquentait dans l’entre-deux-guerres, dont plusieurs, comme André Gide ou Valery Larbaud, appartiennent au cercle de la prestigieuse Nouvelle Revue française. Llona fréquente aussi le cercle de la revue transition, dirigée par l’Américain Eugene Jolas et à laquelle participe activement James Joyce. À Paris toujours, Llona reste proche des écrivains de la Génération perdue – Ernest Hemingway, Ezra Pound, Scott Fitzgerald, Natalie Clifford Barney ou encore Thornton Wilder – qu’il retrouve chez Gertrude Stein, chez Peggy Guggenheim ou à la librairie Shakespeare and Co. fondée par Sylvia Beach. À la suite d’un désaccord obscur avec Henry Miller, Llona aurait été « immortalisé » dans le roman Tropic of Cancer (1934) sous les traits d’une fille de joie (en français dans le texte) qui portait son nom de famille (Kroll 28).
En 1929, Llona apporte sa contribution à un ouvrage collectif visant à défendre James Joyce avec un article au titre très joycien, selon les commentateurs : « I Don’t Know What to Call It but It’s Mighty Unlike Prose ». Llona y analyse la langue de Joyce qu’il compare à celle du Français François Rabelais, dont l’écriture, cependant, serait moins créative, aux yeux de Llona, que celle de Joyce.
C’est donc à Paris, entre 1921 et 1939, que se déroule l’essentiel de l’activité d’écriture et de traduction de Llona. En 1939, néanmoins, la guerre pousse Llona à partir. Il se réfugie au Pérou, son pays natal, qu’il a quitté plus de quarante ans auparavant. À Lima, où il demeure entre 1939 et 1946, Llona écrit pour plusieurs revues, dont Cultura Peruana, Garcilaso et Nuestro Tiempo, et publie des traductions d’André Breton et d’Yvan Goll. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale Llona repart s’installer aux États-Unis avec sa seconde épouse, Yolanda, Américaine d’origine française. Il travaille à New York comme traducteur auprès de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (Food and Agriculture Organization). Des problèmes de santé, cependant, l’amènent à chercher un climat plus clément et il part s’établir à San Francisco, où il continue d’écrire ses souvenirs, notamment ceux des années passées à Paris (« Days and Nights in Paris with Scott Fitzgerald ») : il y meurt d’une crise cardiaque en 1953.