Un homme de réseaux
En 1929, la journaliste Janet Flanner, chroniqueuse de la vie parisienne pour le New Yorker, qualifie William Aspenwall Bradley de « prophète transatlantique » (Flanner 60). Une décennie après son arrivée en France comme lieutenant des forces armées américaines, William Bradley est en effet devenu l’intermédiaire principal des transactions littéraires entre la France et les États-Unis. Bradley vient d’une famille patricienne de la Côte Est. Il est francophile et, à l’université de Columbia (dont il sort diplômé en 1899), il s’essaie aux fonctions de rédacteur-en-chef du journal étudiant Columbia Literary Monthly. Il s’y forge un réseau de camarades parmi lesquels le futur écrivain John Erskine et le jeune professeur Joel Spingarn, son mentor, bientôt pilier de la principale association militant en faveur des droits des Noirs (la National Association for the Advancement of Colored People, NAACP). William Bradley participe à la création de l’Association des Anciens de Columbia et, conformément à ses vœux, c’est à la bibliothèque Butler de l’université new-yorkaise que sa veuve, Jenny Bradley, fera verser ses archives personnelles. Poète publié, auteur d’ouvrages sur le poète romantique de la Nouvelle Angleterre William Cullen Bryant (1905) et sur les aquafortistes hollandais du XVIIe siècle (1908) et français sous le Second Empire (1916), Bradley mène une carrière d’éditeur et directeur artistique dans plusieurs maisons d’édition comme McClure, Phillips and Company (1900-1908) ou les presses universitaires de l’université de Yale (1908-1917). Durant ces jeunes années, il collabore régulièrement avec le New York Times où il publie des critiques littéraires.
Pendant la Première Guerre mondiale, l’homme de lettres s’engage au service de « l’armure invisible » conçue par le secrétaire à la Guerre, Newton Baker, qui mobilise à Washington des hommes d’élite trentenaires, diplômés des universités prestigieuses de la Ivy League, au service du bien-être des conscrits et militaires. Il est à ce titre envoyé à Paris fin 1918 ou début 1919. Il y rencontre Jenny Serruys, une jeune femme issue de la grande bourgeoisie industrielle textile de la région frontalière franco-belge, éduquée et anglophile — elle est déjà traductrice de plusieurs ouvrages–, alors engagée dans des activités philanthropiques de guerre. Leurs missions respectives auprès des soldats et populations civiles touchées par le conflit les conduit à œuvrer pour l’entente franco-américaine et à se croiser régulièrement, notamment par l’intermédiaire de camarades de Columbia, comme George Hellman. À sa démobilisation, la littérature « rattrape » William Bradley : il devient secrétaire général de la future Bibliothèque américaine de Paris (American Library in Paris).
Entre l’automne 1919 et janvier 1920, Bradley préside à la levée de fonds qui permet de constituer en société le service de prêt de livres aux soldats coordonné par le Library War Service pendant le conflit, et qui deviendra une institution emblématique de l’amitié franco-américaine. Bradley s’insère alors dans d’autres réseaux, celui des Américains à Paris, banquiers, hommes d’affaires ou avocats qui font partie des généreux donateurs de l’American Library in Paris aux côtés de Gertrude Stein. Puis, à partir de février 1920, Bradley noue un partenariat avec Harcourt, Brace and Howe grâce à son amitié avec Joel Spingarn qui compte parmi les fondateurs et administrateurs de cette nouvelle maison d’édition new-yorkaise (1919). Il joue le rôle de représentant de Harcourt en Europe et de scout (ainsi qu’on appelle dans le milieu éditorial les « têtes chercheuses ») pour dénicher des ouvrages destinés à sa collection européenne, contre une rémunération de 1 200 dollars par an. L’année suivante, il se voit désormais rétribué, pour tout ouvrage qu’il permet à Harcourt de publier, par une commission de 10%, soit la part de l’agent. Si le terme n’est pas encore officiel, et que la profession reste méconnue en France, c’est pourtant une carrière d’agent littéraire que William Bradley commence ainsi à bâtir. Il gagne aussi sa vie comme traducteur, grâce à d’autres réseaux : ceux de Jenny Serruys, désormais Madame Bradley. Le mariage, célébré le 1er décembre 1921, est annoncé dans les journaux des deux côtés de l’Atlantique et les entrefilets rappellent la proximité de la mariée avec la famille Clemenceau (Madeleine Clemenceau Jacquemaire est son témoin, aux côtés de son frère Daniel Serruys, haut fonctionnaire au gouvernement), l’homme d’état André Tardieu (dont elle est collaboratrice au ministère des Régions libérées), le journaliste Pierre Mille (son beau-frère). Rien d’étonnant donc à ce que les premiers courriers conservés dans les archives de l’agence littéraire Bradley portent sur la traduction du récit que fit André Tardieu des coulisses du Traité de Versailles où il joua un rôle clé comme bras droit de Clemenceau (The Truth about the Treaty, trad. William Bradley, 1921). Fort de ces cercles, William Bradley entame, au début des années 1920, une carrière nouvelle pour lui et inaugure un métier innovant en France : agent littéraire professionnel, avec pignon sur rue, et intermédiaire clé au service des circulations de livres entre les États-Unis et la France.
Profession agent
Après ceux négociés pour Harcourt, Brace and Howe, de nouveaux contrats lient bientôt William Bradley à la branche new-yorkaise de l’éditeur britannique Macmillan en 1921, et à Knopf en 1922. Bradley conjugue dans un premier temps ce rôle de scout avec des missions de traduction. Ainsi, lorsque les ouvrages de Louis Hémon, dont le roman Maria Chapdelaine a fait le succès de la jeune maison Grasset en 1921, paraissent en série chez Macmillan (des nouvelles en 1923, puis The Journal of Louis Hémon, 1924 et Battling Malone, 1925), William Bradley en assure la négociation ainsi que la traduction. Il en est de même pour le Journal de Marie Lenéru (1923). En 1923 d’ailleurs, l’activité se formalise et l’agence littéraire William Aspenwall Bradley est créée. Elle organise d’abord la diffusion de la littérature française outre-atlantique. Par exemple, dans ses premières collaborations avec Knopf, Bradley traduit Wanda Landowska et René Lalou tandis qu’André Gide ou Jean Giraudoux s’ajoutent au catalogue de l’agence, toujours pour Knopf. Pour Harcourt, enfin, Bradley fait traduire et publier Paul Valéry en 1927 — puis à nouveau en 1938. Bradley joue les intermédiaires auprès des éditeurs états-uniens et français, et non pas des auteurs ou autrices. En même temps qu’Harcourt, Macmillan et Knopf aux États-Unis, les interlocuteurs privilégiés de l’agence Bradley sont, en France, Grasset (qui publie Paul Morand, Blaise Cendrars, André Maurois), Calmann-Levy (Anatole France), Flammarion (François Mauriac), Gallimard (Joseph Kessel), le Mercure de France (Remy de Gourmont). Dès 1923, alors que l’agent s’apprête à partir pour un long voyage d’affaires aux États-Unis, plusieurs éditeurs français lui adressent des lettres de mission et lui confient leurs ouvrages, saluant son action en faveur du « rayonnement des lettres françaises dans [son] pays ». (Grasset).
Le travail de Bradley, en tant que médiateur entre les marchés éditoriaux français et états-uniens, ne se résume pas à un simple entregent relationnel. Les pratiques des éditeurs en matière de publication à l’étranger vont se trouver fondamentalement renouvelées par l’importation en France des usages du monde anglophone. Il était coutumier pour les éditeurs étrangers d’acheter les droits d’un livre français pour une somme forfaitaire modeste aux termes d’un gentlemen’s agreement : auteur et éditeur perdaient alors toute part sur les revenus des ventes du livre traduit à l’étranger. Avec Bradley, les éditeurs se voient proposer un véritable contrat de publication pour leurs auteurs traduits, avec à valoir et droits sur les ventes, ainsi que sur les extraits parus dans la presse et sur les éventuels droits cinématographiques. Au début des années 1920, les éditeurs français mesurent rapidement les retombées financières de ces nouveaux usages tandis que Bradley construit un modèle florissant pour son entreprise, alors seule compétente à Paris pour négocier en anglais, prendre en compte les dispositions douanières et fiscales, et gérer les transactions financières en devises. L’agent est rémunéré au pourcentage, traditionnellement 10%, mais parfois jusqu’à 20% voire 25% pour des opérations internationales complexes. Souvent entrent en effet en jeu plusieurs agences littéraires partenaires qui se partagent ces sommes. C’est l’autre aspect des modifications engendrées par l’internationalisation des échanges littéraires : la complexification avec des partenaires plus nombreux va de pair avec une professionnalisation et une répartition des tâches. Très vite, le rôle de William Bradley pour la promotion des auteurs français est reconnu : il se voit ainsi remettre la légion d’honneur en 1926 pour service rendu à la littérature française.
William Bradley s’est donc imposé en France et aux États-Unis comme scout (qui repère en France des ouvrages susceptibles d’intéresser les lecteurs américains) et sous-agent (c’est-à-dire représentant d’éditeurs, plutôt que d’auteurs) ; il développe encore une activité de co-agent, nouant des collaborations étroites avec d’autres agences littéraires avec qui il partage les commissions. Même s’il travaille fréquemment avec les agences new-yorkaise et londonienne Brandt and Kirkpatrick ou Curtis Brown, Bradley ne noue pas de partenariat contractuel d’exclusivité, comme cela se fait sur les marchés du monde anglophone. Jouissant d’une position dominante en France où il est le seul agent notable jusqu’en 1934, année où s’établit l’agence Michel Hoffman il refuse de se lier contractuellement à l’agence anglo-américaine Curtis Brown et fonctionne par le biais de transactions ad hoc où, selon la configuration des partenaires, les conditions et rémunérations peuvent varier. Aux côtés de Bradley et Hoffman, opèrent aussi à Paris à l’entre-deux-guerres, Denyse Clairouin, fondatrice du Bureau littéraire Denyse Clairouin, et Marguerite Scialtiel, représentante de l’agence londonienne et new-yorkaise Curtis Brown. D’autres intermédiaires entrent dans les réseaux complexes contribuant à la publication de la littérature états-unienne en France, comme les traducteurs (Victor Llona, traducteur de Fitzgerald ou Dreiser, se présente d’ailleurs brièvement, en 1923, comme l’agent à la fois de Gallimard et Macmillan) ou comme les directeurs de collection (André Malraux joue un rôle important à ce titre chez Gallimard, à la fois pour la sélection des romans de Faulkner et pour les préfaces qu’il rédige). L’agent et les éditeurs français s’appuient enfin sur des spécialistes de littérature, comme les professeurs d’université expatriés outre-atlantique, Maurice-Edgar Coindreau et Régis Michaud, tous deux conseillers des éditeurs et également traducteurs.
Paris capitale éditoriale des mondes étrangers
Dans les années 1930, l’agence William Aspenwall Bradley compte donc comme un médiateur essentiel pour la conquête de nouveaux lecteurs et de nouveaux marchés pour des auteurs comme André Gide, Blaise Cendrars, et bientôt Colette. Inversement, l’agent littéraire est aussi celui qui permet aux lecteurs français de se forger un goût pour la littérature états-unienne, et aux éditeurs français d’approvisionner leurs collections étrangères : « Du Monde entier » chez Gallimard, « Univers » chez Fayard et « Le Cabinet cosmopolite » chez Stock. Grâce à lui, les lecteurs français découvrent alors le Britannique D. H. Lawrence et les Américains William Faulkner (Gallimard), Theodore Dreiser (Fayard), Francis Scott Fitzgerald (Kra) et Sinclair Lewis (Stock). Bradley joue toujours principalement le rôle de co-agent ou sous-agent proposant aux maisons françaises des auteurs et ouvrages que lui confient des éditeurs et des agences littéraires depuis les États-Unis, par courrier, ou lors de ses voyages d’affaires annuels sur place.
Mais la formule de l’historien Jean-Yves Mollier, qui voit en Paris la « capitale éditoriale des mondes étrangers », invite aussi à observer les réseaux qui confèrent à l’espace parisien un certain tropisme éditorial, conduisant à un dynamisme de publication tout local, au-delà du mythe bohème décrit par Hemingway dans Paris est une fête. De ce point de vue, les auteurs et autrices venus s’installer à Paris ou de passage en France à l’entre-deux-guerres sont souvent en lien avec Bradley, et les mouvements artistiques emblématiques de la période se voient soutenus dans leur diffusion par l’agence. Ainsi, l’avant-garde moderniste repose pour beaucoup sur les revues déplacées ou créées à Paris, The Little Review, dirigée par Margaret Anderson et Jane Heap, The Transatlantic Review de Ford Madox Ford, transition, créée et dirigée par Eugene Jolas, et sur quelques éditeurs indépendants également installés en France, en raison de la rigidité qui prévaut alors aux États-Unis où règnent prohibition, censure et ségrégation raciale. C’est donc à Paris, en 1934, par l’entremise de Bradley, que Jack Kahane (Obelisk Press) publie en anglais Tropic of Cancer (Tropique du cancer) ; il faudra attendre 1961 pour que ce roman d’Henry Miller soit autorisé aux États-Unis. L’autre figure phare d’une nouvelle « invention du langage », Gertrude Stein, évoque la figure de William Bradley comme « l’ami et le consolateur » des écrivains installés à Paris (Stein 298). L’agent permet en effet à l’Américaine délaissée en son pays d’y retrouver le succès avec The Autobiography of Alice B. Toklas qu’il suit de l’écriture à la publication chez Random House en 1933 (et chez Gallimard en 1934), et jusqu’à la promotion (en préparant la grande tournée triomphale de Stein aux États-Unis en 1934-1935), ou avec l’opéra pionnier Four Saints in Three Acts, écrit à Paris avec Virgil Thomson pour le livret musical, et qui ouvre aux États-Unis en 1934 dans un engouement général.
Ces trajectoires multiples d’auteurs et autrices, comme d’œuvres, se retrouvent dans l’histoire du mouvement de la Renaissance de Harlem en dialogue avec celui de la Négritude en France. En 1931, Bradley échange des courriers avec Alain Locke, éditeur de l’anthologie The New Negro (1925), fer de lance du mouvement artistique africain américain et fait paraître des extraits en traduction française dans la revue Europe. Le couple Bradley reçoit chez lui Nella Larsen, autre figure de la Renaissance de Harlem, première autrice noire à recevoir la prestigieuse bourse Guggenheim et qui séjourne à cette occasion une année en France et en Espagne. En marge de ces sociabilités dans le salon des Bradley, le militant noir Walter White avait, en 1927, rencontré René Maran, Prix Goncourt 1921 pour Batouala et fondateur de la revue Les Continents où il fait connaître, dès 1924, les Américains Alain Locke, Countee Cullen, Langston Hughes ou encore Claude McKay. Ce dernier, né en Jamaïque, passe un long séjour en France à la fin des années 1920 durant lesquelles il noue une intense relation de travail avec celui qui se propose d’être son agent, William Bradley. Ce dernier lui conseille de transformer son projet de recueil de nouvelles, Home to Harlem (1928), en roman et en organise la publication chez Harper, tout comme ensuite celle de Banjo (1929). Deux ouvrages désormais canoniques du mouvement de la Renaissance de Harlem se trouvent donc rédigés depuis Marseille où vit alors McKay, puis publiés par l’entremise de l’agent littéraire basé à Paris.
L’accompagnement par Bradley en qualité de « représentant direct » (primary agent) de McKay et de Stein représente également un cas plutôt rare dans la carrière de l’agent et s’explique par la nationalité des deux auteurs. Dans l’écosystème éditorial français, ce rôle de conseil, d’accompagnateur et de garant des intérêts de l’auteur, est dévolu aux éditeurs eux-mêmes, qui le refusent à Bradley. En 1932, Bradley tente de s’engager dans la voie de la représentation d’auteurs (français) pour l’historien Charles Seignobos qui a publié chez Knopf The Evolution of the French People (une commande de l’éditeur états-unien) et que l’agent propose alors en version originale française à son éditeur habituel, Colin. Ce dernier refuse et, suivi par nul autre que Gallimard, menace Bradley de se passer définitivement de ses services s’il devait s’engager sur la voie de la représentation directe d’auteurs. S’ils acceptent bien volontiers son savoir-faire et ses réseaux pour ce qui est de permettre la diffusion à l’étranger de leurs catalogues et l’approvisionnement de ceux-ci par des auteurs traduits, les éditeurs français le somment de se cantonner au rôle de scout, co-agent et sous-agent. La fragilité de l’agent est un sujet dont s’empare Jenny Bradley après la Seconde Guerre mondiale en formant, à partir de 1948, le Groupement professionnel des agents littéraires français dont elle est présidente, tandis que Michel Hoffman en est le secrétaire général. Au décès de William Bradley en 1939, son épouse et sa partenaire de plein titre dans les années 1920 et 1930, reprend en effet les rênes de leur agence littéraire et s’impose comme une interlocutrice majeure des circulations transatlantiques de livres dans les décennies 1950, 1960 et 1970, jusqu’à son décès en 1983. Elle conviendra, en 1960, que l’agence littéraire historiquement dédiée à l’accompagnement de la littérature française a vu s’inverser les flux transatlantiques pour devenir passeuse de littérature des États-Unis en France (Steegmuller).